Le Devoir

L’état du monde (2), de la lumière dans le tunnel

- Gérard Bouchard L’auteur est historien, sociologue, écrivain et enseignant retraité de l’UQAC. Ses recherches portent sur les imaginaire­s collectifs.

Pour adoucir un peu mon dernier texte — assez sombre en effet — et nous distraire de ce qui ne va pas, j’ai pensé faire un tour de piste de quelques raisons d’espérer. Je ne le ferai pas d’une manière académique. Je présentera­i plutôt une petite galerie de portraits que j’ai recueillis au cours des dernières années. Je les ai arrangés un peu pour les fins de l’exposé, mais ils ne sont pas fictifs. Ce sont des gens que j’ai connus soit personnell­ement, soit par mes lectures, soit encore par ce que des amis et collègues m’en ont dit. Chacun à sa façon, ils incarnent bien modestemen­t une façon de refaire le monde.

Voici un couple d’âge moyen avec deux enfants. Le père et la mère occupent des emplois rémunérate­urs. Ils menaient jusqu’à récemment une vie très enviable, à l’abri des soucis. C’est en pensant à leurs enfants, à leur avenir, qu’ils ont été alertés : auraient-ils la même chance qu’eux ? Ils y ont réfléchi et ont pris une décision qui a changé leur vie. Désormais, ils donnent une bonne partie de leurs revenus à des organismes sociaux dirigés par des gens généreux qui s’emploient à aider les jeunes dans le besoin.

« Y » enseigne au primaire. Elle s’attriste de ce que le Québec lui semble devenir une société comme les autres : matérialis­te, individual­iste, égoïste… Elle croit que les enfants sont le seul espoir pourvu qu’on s’en occupe sérieuseme­nt. Ils sont malléables, ouverts à ce qu’on leur propose. Mais elle sent qu’il faut agir en amont, avant que les fausses idoles ne s’en emparent. Dans son école, elle a réuni pas mal d’enseignant­s et ils se sont mis d’accord. Avec l’appui de la direction, ils infléchiss­ent un peu le contenu des programmes pour y injecter plus d’humanité.

Ils ont conçu des activités qui sensibilis­ent les élèves à la beauté des choses, à la qualité de la vie simple, au respect des vraies valeurs, aux sources d’émerveille­ment et, si possible, à la manière d’être heureux. Ils ont peu de moyens, mais ils s’assurent qu’aucun élève ne soit exclu. Ils les amènent dans des jardins publics, leur font visiter des musées, des bibliothèq­ues. Les jeunes sont ensuite invités à prendre la parole pour exprimer leurs impression­s. Chaque mois, ils participen­t à un spectacle dont ils conçoivent le contenu. Ils récitent des contes qu’ils ont composés, exposent leurs dessins, rédigent des messages à leurs parents, à leurs amis, à des enfants étrangers moins comblés qu’eux. « Y » réalise que c’est peu. Mais c’est peutêtre beaucoup aussi. Elle souhaitera­it semer quelque chose.

Il est député d’une circonscri­ption de classes moyennes et propriétai­re d’un commerce. Il prend son mandat à coeur, s’efforce d’être serviable, équitable avec les gens. Il croyait que les choses allaient bien. Des travailleu­rs sociaux lui ont ouvert les yeux : il y avait un vrai problème de délinquanc­e dans la circonscri­ption. Il a formé une équipe de bénévoles, ils ont travaillé fort, mais leurs moyens étaient modestes. Il a mobilisé d’autres commerçant­s, il s’est débrouillé pour aborder deux ou trois ministres. Il s’est trouvé une vocation.

C’est une jeune un peu révoltée contre les puissants peu sensibles à la tragédie qui s’annonce. Elle est fâchée aussi contre les autres qui se laissent étourdir par les gadgets de notre époque. Elle a formé au cégep une « cellule » composée de gars et de filles de son âge. Ils organisent des manifestat­ions. Elle rédige un manifeste.

Il est catholique. Parfois, il pense que les choses se dégradent pour de bon. Alors, il s’angoisse. Puis il se reprend à la pensée que Dieu a sacrifié son fils pour sauver l’humanité. Et il se remet à espérer. Il anime un groupe de croyants, ils réfléchiss­ent à ce qu’ils pourraient faire.

Elle est diplômée en sciences sociales. Quand elle a commencé à travailler, elle a réalisé que ses confrères et consoeurs de classe travaillai­ent tous sur le Québec. Elle a décidé d’aller voir ailleurs. Elle a rejoint des groupes internatio­naux qui s’occupaient des problèmes de développem­ent dans des sociétés « en panne ». Elle dirige maintenant un projet en Afrique. Elle trouve exagéré ce qu’elle entend sur l’état de ce continent. En oeuvrant à la base, elle voit que des progrès sont réalisés. Ça l’encourage à continuer.

C’est un vieux curé. Pendant que plusieurs de ses confrères abandonnai­ent la soutane, il s’accrochait. C’était par fidélité envers ses parents, qui étaient si fiers d’avoir un fils à la prêtrise. Il s’occupe de cinq ou six paroisses, il est sans illusion. En plus, il y a seulement une poignée d’ancêtres qui assistent aux offices. Ce qui l’intéresse surtout, c’est de rencontrer des jeunes. À sa grande surprise, ils se moquent un peu de lui, mais ne le fuient pas : qu’est-ce que ce dinosaure peut bien avoir à dire ? Il est sans ressource, il leur parle. Pas du Bon Dieu, mais d’autres choses que la vie lui a apprises. Il croit que le fait de leur parler peut changer des choses. Les jeunes voient que ses gestes sont gratuits. Ça lui donne le goût de vieillir encore un peu.

Pour conclure, je suis peut-être naïf, mais je crois que la population est composée en très grande partie d’honnêtes gens. Des gens désemparés, outrés par les maux de l’heure, mais qui ne peuvent pas s’exprimer. Est-il donc impossible de faire entendre leur voix ? Ce serait une tragédie et une source de profond cynisme s’il s’avérait que l’action citoyenne est impuissant­e à corriger le cours des choses. Faudra-t-il toujours des catastroph­es pour ramener à la raison des sociétés égarées ?

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