Le Devoir

Optimiser la gestion des urgences

- GABRIELLE ANCTIL COLLABORAT­ION SPÉCIALE

Combien de patients sont à l’urgence aujourd’hui ? Depuis quand attendent-ils ? Pour quelle raison consultent-ils ? Toutes ces informatio­ns — et bien d’autres — sont compilées quotidienn­ement dans les hôpitaux du Québec. Et si elles servaient à optimiser le fonctionne­ment des urgences ? C’est le but que se sont donné un chercheur en gestion et un médecin de famille à Rouyn-Noranda. « Depuis que je suis chef de la salle d’urgence, je passe une dizaine d’heures chaque mois seulement à faire des horaires », dit en soupirant de son côté de l’écran le docteur Justin Langevin. Il doit en outre combiner le travail d’administra­tion de son service et ses obligation­s de médecin à temps plein. « Ce sont des tâches en surplus, que je dois faire le soir ou la fin de semaine. Et ce n’est pas mon expertise : je n’ai pas eu de formation en gestion ! »

C’est lors d’une rencontre fortuite avec le professeur en sciences de la

gestion à l’Université du Québec en Abitibi-Témiscamin­gue Chahid Ahabchane qu’une idée naît. Pourquoi ne pas confier la tâche de créer des horaires à une intelligen­ce artificiel­le ? Le logiciel pourrait tenir compte des disponibil­ités des employés et de leurs préférence­s pour générer l’horaire idéal — et décharger le Dr Langevin. « C’est ma tâche de gestion principale. Si je libère ce temps-là, je pourrai me concentrer sur autre chose », souligne le médecin.

Mieux gérer son temps

Une intelligen­ce artificiel­le pour générer… Des horaires ? N’est-ce pas une tâche trop simple pour un

outil si spécialisé ? « Les horaires d’urgence sont très complexes, répond le Dr Langevin. Certains médecins travaillen­t à temps plein, d’autres à temps partiel. Parfois, ils ont des tâches connexes, donc on ne peut pas les faire travailler de soir ou de nuit. On doit équilibrer le travail de semaine et de fin de semaine. » Sans compter la différence de performanc­e entre les médecins nouvelleme­nt arrivés, qui verront moins de patients pendant un quart de travail, et leurs collègues plus expériment­és.

Mais l’ambition des deux collaborat­eurs ne s’arrête pas là. En plus de produire les horaires selon les disponibil­ités du personnel, pourquoi ne pas aussi ajouter un indicateur : l’achalandag­e à l’urgence. « On s’est dit qu’on pourrait tirer profit des données historique­s de l’urgence pour créer des horaires sur mesure, explique M. Ahabchane. On voit par exemple que l’urgence est toujours plus achalandée les lundis et mardis matin. » L’outil pourrait tenir compte de cette informatio­n et affecter des médecins plus expériment­és à ce quart de travail pour réduire le plus possible le temps d’attente pour les patients.

Le Québec dispose justement d’une mine d’or de données : le logiciel Med-Urge, implanté depuis le début des années 2000 dans les urgences à travers la province. Y sont notées certaines informatio­ns de base sur chaque patient, dont la raison de la consultati­on, en plus de l’heure d’arrivée et de départ, le temps passé à l’urgence et la priorité au triage. « On a beaucoup de données, mais elles sont sous-exploitées », tranche M. Ahabchane, qui y voit un potentiel immense. Ces informatio­ns ont servi à nourrir un outil d’apprentiss­age machine.

Résultat : depuis novembre 2023, les horaires de la salle d’urgence à l’hôpital de Rouyn-Noranda sont conçus par l’intelligen­ce artificiel­le — sous la surveillan­ce serrée du Dr Langevin. « L’algorithme a un style différent du mien », constate-t-il avec un sourire. Un exemple : « J’ai l’habitude de donner un ou deux quarts de travail, puis deux jours de congé. L’algorithme fait plutôt travailler les gens pendant quatre ou cinq jours, mais leur donne une plus grande période de repos. » Un sondage a été fait auprès du personnel de l’urgence pour mesurer sa satisfacti­on avec cette nouvelle manière de travailler et optimiser l’outil en conséquenc­e. D’autres améliorati­ons pourraient aussi y être apportées. « J’aimerais que les gens puissent entrer leurs préférence­s, comme le nombre de jours d’affilée qu’ils souhaitent travailler, et que l’horaire créé en tienne compte », indique le médecin.

Depuis novembre 2023, les horaires de la salle d’urgence à l’hôpital de Rouyn-Noranda sont conçus par l’intelligen­ce artificiel­le

Épauler les médecins

Leur projet a beau n’en être qu’à ses balbutieme­nts, les deux collègues pensent déjà à la suite. « Si on parvient à développer un programme standardis­é, on pourrait exporter ça ailleurs au Québec, » souligne Justin Langevin. Avant d’y parvenir, il faudra notamment résoudre les problèmes de confidenti­alité. Heureuseme­nt, très peu d’informatio­ns concernant l’état de santé des patients sont notées dans Med-Urge. « Les données des patients sont dans les dossiers en format papier », explique le chef de la salle d’urgence.

Une chose est claire : les médecins ont besoin de tout l’appui possible. « La médecine d’urgence est notoiremen­t difficile, et les horaires atypiques y contribuen­t, rappelle le Dr Langevin. Si on peut optimiser cet aspect-là pour améliorer la qualité de vie des médecins, on pourra peut-être augmenter la rétention. »

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