Le Devoir

Exploiter tout le potentiel des écorces d’épinettes noires

- ALEXANDRA DUCHAINE

Au nord du Québec, dans la forêt boréale, l’épinette noire abonde. Si son bois dense est exploité dans les scieries pour produire des matériaux de constructi­on, son écorce, elle, est brûlée pour générer de l’énergie. Elle pourrait toutefois avoir une seconde utilité inédite.

« Je travaille beaucoup sur un site où il y a 2,5 millions de tonnes d’écorce entreposée­s », note Marco Gagnon, conseiller en foresterie et en énergie à la Société d’aide au développem­ent des collectivi­tés en Abitibi-Ouest (SADCAO). Dans le secteur, ces amas sont abondants dans les cours des scieries. Ils datent d’une autre époque, avant le milieu des années 1980, quand les réglementa­tions québécoise­s étaient moins strictes et que l’écorce n’était pas encore valorisée.

M. Gagnon évalue qu’à elle seule, l’entreprise Chantiers Chibougama­u produit environ 80 000 tonnes d’écorce d’épinette noire par année. Autrement dit, il y en a beaucoup, dit-il, et cette dernière contient quelque chose qui pourrait s’avérer précieux : du tanin.

« C’est une macromoléc­ule très réactive », explique de son côté Flavia Braghiroli, professeur­e en bioproduit­s forestiers à l’Institut de recherche sur les forêts de l’Université du Québec en Abitibi-Témiscamin­gue. Grâce à cette caractéris­tique, le tanin pourrait remplacer le phénol. Ce composé non moins réactif est actuelleme­nt employé pour fabriquer des résines, de la peinture, des tissus, des pesticides, des produits pharmaceut­iques, des contreplaq­ués, des matériaux d’isolation, des boissons gazeuses et bien plus encore.

Des produits moins toxiques

Le problème avec le phénol, c’est qu’il est hautement toxique pour les humains. Il est à même d’affecter le système nerveux central, de causer des dommages au foie et aux reins, voire d’entraîner la mort par empoisonne­ment. S’il se retrouve dans la nature, il peut contaminer la nappe phréatique et les cours d’eau.

Comme ce composé chimique n’est plus produit au Canada depuis 1992, il est importé, surtout des États-Unis, par les industries. « On est en Abitibi-Témiscamin­gue, il y a tout un transport de ces matériaux vers les régions éloignées, donc c’est pour ça que je trouve que c’est un projet très intéressan­t », souligne Mme Braghiroli.

La professeur­e vient de lancer un programme de recherche de trois ans pour que du tanin québécois, issu de l’épinette noire de l’AbitibiTém­iscamingue, arrive sur le marché. Son objectif est d’abord d’acheter des équipement­s de haute technologi­e afin de pouvoir extraire cette macromoléc­ule, soit un autoclave et un séchoir par atomisatio­n.

« Il faut tout un procédé. On met les écorces dans une sorte de cocottemin­ute, avec de l’eau. Il y a un temps de cuisson et, ensuite, avec le mélange, on va faire un séchage très délicat pour ne pas modifier sa structure chimique. À la fin, on obtient une poudre rouge », vulgarise la chercheuse. L’idée est de mener des tests et de trouver les meilleures conditions pour recueillir le plus de tanin possible, voire de développer de la machinerie avec des partenaire­s privés.

De nouveaux partenaria­ts

Mme Braghiroli désire également déterminer comment le tanin pourrait être prélevé avant que l’entreprise Produits forestiers Résolu le transforme pour créer de l’énergie électrique et thermique dans son usine de Senneterre. Cette entreprise est celle qui achète la plus grande partie des écorces des scieries d’AbitibiTém­iscamingue.

« Aujourd’hui, les écorces sont envoyées directemen­t en cogénérati­on pour la production d’énergie. Est-ce qu’on est capables de produire du tanin sans bouleverse­r la chaîne ? » se demande la professeur­e.

Plusieurs organisati­ons privées — notamment Cyclofor, West Fraser, Les aciers J.P., Bio Stratège et Mitacs —, qui perçoivent un potentiel économique, investisse­nt et participen­t à la recherche. Elles sont spécialisé­es dans la transforma­tion du bois, dans l’ingénierie ou dans la conception de matériel industriel. La SADCAO contribue aussi au projet et Mme Braghiroli est toujours en quête de nouvelles ententes.

Un essor à l’internatio­nal

En expansion, le marché mondial du tanin devrait atteindre quatre milliards de dollars américains d’ici 2030, selon un rapport d’Allied Market Research, une firme de consultati­on et de recherche.

Au Brésil, le pays d’origine de M me Braghiroli, l’écorce d’acacia est encore plus riche en tanin. Sa teneur s’élève à environ 40 %, contre seulement 10 % pour l’épinette noire. Dans ce vaste État d’Amérique du Sud, de grands acteurs ont émergé et percé les marchés mondiaux. M. Gagnon, qui a hérité du volet Développem­ent des affaires, est en contact avec ces organisati­ons. « Ces gens nous ont fourni des échantillo­ns de ce qu’ils faisaient. […] C’est sûr que ces entreprise­s, on les voit comme des partenaire­s et pas comme des concurrent­s. Nous, on veut collaborer avec elles. L’épinette noire, c’est notre secteur, ça pousse ici », dit-il.

Le problème avec le phénol, c’est qu’il est hautement toxique pour les humains. Il est à même d’affecter le système nerveux central, de causer des dommages au foie et aux reins, voire d’entraîner la mort par empoisonne­ment.

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PHOTOS FOURNIES PAR FLAVIA BRAGHIROLI L’écorce d’épinette noire contient du tanin qui pourrait remplacer le phénol. Ci-dessous, la professeur­e en bioproduit­s forestiers Flavia Braghiroli.

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