Se jouer de la fausse pudeur d’autrui
Catherine Morin esquisse beaucoup de corps nus, quitte à déranger, bien malgré elle
Pour comprendre comment les artistes d’ici façonnent la matière pour en extraire leur vision du monde, il faut aller à leur rencontre. Mise en lumière est une série de portraits qui paraît chaque fin de mois. Des incursions dans l’univers de créateurs qui travaillent leurs oeuvres de manière inusitée, en retrait de l’actualité culturelle.
On est envahis de publicités sexistes, il y a des corps féminins partout, la pornographie et l’hypersexualisation sont omniprésentes, mais quand tu mets un corps nu qui ne correspond pas nécessairement aux normes, ça dérange », fait remarquer l’artiste Catherine Morin, qui, accompagnée de son énergique chienne Simone, nous accueille chez elle, dans sa maisonatelier de Rosemont. Lorsqu’elle expose ses toiles chamarrées représentant bien souvent des corps nus aussi burlesques que réalistes, elle reçoit toute une panoplie de réactions. « Il y a des gens que ça émeut, que ça fait rire, mais il y a également des gens qui sont choqués et troublés d’une certaine façon », indique-t-elle, en soulignant au passage le paradoxe de notre époque. « Je prends ça un peu à la blague pour pouvoir rire du genre de puritanisme ambiant », ajoute la peintre.
Selon elle, les gens pensent à tort que le fait de donner à voir un corps brut et dépouillé doit forcément être associé à l’obscénité. Mais l’explication se trouve ailleurs. « On a tous un corps. C’est un vaisseau et en même temps, c’est une prison, mais un corps n’est pas nécessairement sexuel. » Force est pour elle de constater que ses contemporains sont tout même bien prudes… « C’est beau, ce sont des formes et ça reflète la lumière. C’est juste esthétique, ça n’a rien de sexuel », affirme-t-elle. Elle poursuit : « C’est pour ça que je m’amuse à contourner les seins ou les sexes d’une manière un peu caricaturale. Quand j’essaie de les cacher, ils sont encore plus là, comme en 3D, et ils ressortent plus ! » s’enthousiasme l’artiste qui regrette les oeuvres plus crues, voire « extrêmes », des siècles précédents. « Aujourd’hui, j’ai l’impression qu’il y a une espèce de pudeur que je trouve quand même intéressante, fascinante et étrange », précise-t-elle.
Si les humains dénudés sont légion dans son travail, les animaux n’échappent pas aux traits mordants de Catherine Morin. « Des fois, je leur fais des sexes parce que c’est là, ça existe. Il ne faut pas le cacher », soutient celle qui photographie et peint des nus depuis l’adolescence. « Ça fait juste partie de moi. »
Des corps qu’on ne voit pas
En outre, peindre des corps nus permet à Catherine Morin de se placer face aux différences, à cette autre chose qui n’est pas considérée par la majorité « comme nécessairement belle », soit des corps tantôt vieillissants, tantôt « plus enveloppés ». Des corps de femmes dans toute leur diversité. « Si tu vois une femme plus
âgée dans un film, c’est un film d’horreur, souligne-t-elle, effarée. Ça ne nous aide pas, car on va toutes passer par là, mais on essaie pourtant en général de le cacher. » En peignant ces corps singuliers, elle espère ainsi qu’elle incitera peut-être les autres à porter sur eux un nouveau regard. « Même pour moi-même, en les observant, je peux les appréhender et j’anticipe, je fais face à une réalité qui va m’arriver », lance l’artiste.
Alors qu’elle s’est toujours sentie appartenir à la portion « manuelle » de la population, Catherine Morin affirme aussi peindre des corps pour mieux critiquer une société qui valorise surtout le parcours scolaire. « Chez moi, il n’y a pas eu beaucoup d’éducation. Ma mère et mon beaupère n’ont pas fini leur secondaire et je n’ai pas vraiment été poussée vers les études. C’était plus “travaille, gagne ta vie” », se souvient la peintre qui, à seulement 17 ans, était autonome en appartement. « Ça a vraiment été un complexe, car on se fait vendre l’idée que si tu veux, tu peux. Et si tu ne le fais pas, c’est que t’es moins que rien, renchérit-elle. Je ne me sentais pas la capacité d’étudier, alors, est-ce que je vaux quand même quelque chose ? »
Peindre la banalité lui tient donc à coeur et Catherine Morin aime faire la lumière sur ces invisibles, celles et ceux qui « font » avec leurs mains. « J’essaie de les rendre demi-dieux, un peu comme Vélasquez a pu peindre des nains ou son assistant noir [Juan de Pareja] pour les mettre en valeur à son époque », affirme-t-elle. L’artiste déplore par ailleurs cet automatisme : « Quand tu rencontres quelqu’un, tu lui demandes quel est son nom, son métier. Comme si l’entité complète de la personne était basée sur ce qu’elle fait dans la vie, mais tout le reste, ses valeurs, ses passions, ses réalisations, ça prend le bord et ce n’est pas important. » Afin de pallier cette réduction au silence, Catherine Morin se plaît dans son travail à jouer avec les multiples dualités. « Je peins parfois des doigts un peu tordus et, en même temps, des sourires. C’est doux et c’est aussi violent », prévient-elle.
Mais s’agit-il de vrais sourires ou sont-ils forcés ? « J’aime le sentiment de contradiction, tu crois que c’est une chose et finalement, c’en est une autre », répond Catherine Morin, qui, grâce à ses coups de pinceau assurés, affectionne l’idée
de passer d’un extrême à un autre. « Je fais toujours des back and forth dans mes tableaux. Je peins les visages rapidement, je les floute et ça donne bizarrement un aspect réaliste », à la manière d’un flou photographique, signale l’artiste.
Ce petit je-ne-sais-quoi pique d’autant plus la curiosité. « S’il y a quelque chose de réaliste dans le visage, je peux me permettre plus ensuite », mentionne-t-elle.
L’expérience du jeu de Catherine Morin n’a en effet pas de limites. « Toutes ces contraintes me poussent à faire des trucs irréels. » D’après l’artiste, peindre fidèlement une image peut s’avérer rassurant, mais empêche les accidents, les erreurs qui rendent ses toiles particulièrement marquantes. « J’essaie de m’écouter et de faire ce qui me parle sur le moment », confie-t-elle. Devant ses tableaux, souvent d’une drôlerie absolue, il est, finalement, difficile de rester de marbre.