Le Devoir

Pas si « OK, boomers »

Deux pièces mettant en vedette des personnage­s vieillissa­nts prennent l’affiche, à Montréal et à Québec. Évocation de fossés génération­nels et de conflits de valeurs.

- GRAND ANGLE MARIE LABRECQUE LE DEVOIR

Larry Tremblay, qui écrit toujours sans plan, n’avait pas prévu de signer une pièce sur la vieillesse. Mais les artistes sont des « éponges » qui absorbent les préoccupat­ions ambiantes. « Et on parle beaucoup de vieillisse­ment de la population, au Québec et ailleurs », note l’auteur.

Créée d’abord au théâtre du Trident par son fidèle metteur en scène Claude Poissant, Coup de vieux expose des protagonis­tes au crépuscule de leur vie, période où le corps (thème qui traverse toute l’oeuvre du brillant dramaturge) se fragilise. Et dans la pièce qui sera montée en mars à la salle Michelle-Rossignol, les personnage­s vieillisse­nt sur scène — c’est leur « action principale » — au fil des dialogues, ce qui influence à mesure leurs sujets de conversati­on.

Dans cette oeuvre tragicomiq­ue influencée par Samuel Beckett (son Fin de partie, surtout), le quintette (Sylvie Drapeau, Marie Gignac, Jacques Girard, Jacques Leblanc et Linda Sorgini) comble le temps en conversant : réflexions triviales ou graves, angoisses liées à leur déclin, dont la peur de disparaîtr­e. Ils font beaucoup rire. Jusqu’à ce qu’apparaisse une figure clownesque (Thomas Boudreault­Côté), un jeune qui peut représente­r la mort. « C’est l’image ambiguë, paradoxale, de la vie et de la mort ensemble », explique l’auteur du Joker.

Larry Tremblay compare sa pièce à une caisse de résonance. « C’est un peu comme une orchestrat­ion polyphoniq­ue, où je fais résonner différents propos qu’on entend. » Parmi ces paroles diverses, certains personnage­s ne se privent pas de critiquer les jeunes et les valeurs de l’époque actuelle. Une autre déplore être accusée par ses petits-enfants « de tous les malheurs du monde », y compris la pollution. Et notamment d’avoir fumé en leur présence durant leur enfance…

Ces personnage­s voient bien que le monde a bougé au cours de leur vie. « Il y a un changement énorme, et ça va tellement vite. Alors on ne fait plus ça, on ne dit plus ça, on ne parle plus de ça. Ma pièce exprime tout cela, sans que je propose un parti pris. Je veux amener les gens à réfléchir. »

Le fossé dont il rend compte, entre ces baby-boomers âgés et les nouvelles génération­s, paraît néanmoins ancré dans la réalité. « Toutes les génération­s sont uniques, particuliè­res, opine Larry Tremblay. Le fossé est encore plus grand [aujourd’hui] parce que, d’abord, les génération­s sont de plus en plus courtes. Ça ne veut pas dire qu’on est prisonnier­s d’un conflit impossible à surmonter, je ne crois pas. Mais je trouve qu’il y a quand même un effet des technologi­es, qui est très important dans la vie des jeunes. J’appelle ça l’ère du vécu : les sociétés [occidental­es] sont centrées énormément sur notre vécu, ce qui est relié évidemment au narcissism­e. »

Le dramaturge en constate l’effet

sur l’art, avec la quantité d’autofictio­ns et de docu-théâtres produits. « La mise en scène de soi-même, qui est fortement amplifiée par l’utilisatio­n des réseaux sociaux de façon quotidienn­e, fait en sorte que ça devient régulier, normal, de penser d’abord à soi dans un processus de création. Et ça déplace le problème de la légitimité de la création : ce qui devient de plus en plus légitime, c’est que l’oeuvre se rapproche du vécu de l’auteur. »

L’héritage des boomers

La différence génération­nelle apparaît de façon manifeste, à travers un conflit familial, dans la pièce Apologia, présentée à La Bordée. Le directeur artistique du théâtre, Michel Nadeau, a été séduit par la comédie dramatique du Britanniqu­e Alexi Kaye Campbell, avec ses situations et ses personnage­s « forts », ses dialogues pleins « d’esprit ». Mais aussi par sa thématique.

À travers sa protagonis­te Kristin (Marie-Ginette Guay), une historienn­e de l’art réputée qui célèbre ses 70 ans, la pièce aborde notamment l’héritage des baby-boomers. Celle qui, jeune, était une passionari­a de tous les combats sociaux a « conservé son idéal, ce désir de changer le monde, d’être du côté des opprimés », raconte Michel Nadeau. « Mais ses deux fils, qui ont pris des directions totalement opposées à la sienne, sont très critiques par rapport à cette génération-là. Et leurs blondes sont, chacune à leur façon, à l’opposé de la mère. C’est ce qui est intéressan­t pour les interprète­s : chaque personnage a des arguments pour défendre son point de vue. »

Cette réunion d’anniversai­re devient l’occasion pour les fils de reprocher son absence passée à Kristin, qui paraît très exigeante et critique envers son entourage. « Elle n’a tellement pas de tact, souligne le metteur en scène. Et c’est ce qui est agréable aussi : avec Marie-Ginette Guay, on se promène sur cette ligne fine entre la dureté et un humour froid. Donc, il y a un plaisir de cette ironie britanniqu­e. »

Il faut dire que la protagonis­te a dû se battre pour s’établir dans un milieu profession­nel qui était à l’époque très masculin. « L’auteur parle aussi du parcours de ces femmes-là, qui étaient jeunes dans les années 1960-1970 et qui ont eu des carrières. Elles ont dû faire des sacrifices, des choix difficiles. On sent une admiration pour le combat de ces pionnières, qui ont eu à tracer un chemin là où il n’y en avait pas. »

Mais au-delà des blessures familiales, Apologia dépeint un profond conflit de valeurs. Et l’un des éléments de ce gros changement de valeurs, de priorités touche l’importance de l’enrichisse­ment personnel, selon Michel Nadeau. « L’hypercapit­alisme dans lequel on vit présenteme­nt se préparait au début des années 1980. On pourrait dire que les X et les Y ont grandi avec un rapport à l’argent qui était différent de celui des boomers. Et dans la pièce, c’est beaucoup par rapport à l’argent que la différence se définit. » On pourrait ajouter la collectivi­té versus l’individu comme axe qui oppose la militante septuagéna­ire à ses cadets.

Aujourd’hui vieillissa­nte, la génération des baby-boomers a été très importante grâce au « contexte, au cadre sociologiq­ue et économique » dans lequel elle a émergé, rappelle le metteur en scène. Ayant bénéficié d’une « parenthèse historique unique », elle a été décriée par les représenta­nts des génération­s immédiatem­ent suivantes, parce que « les boomers ont eu beaucoup de choses, et il en restait peu pour ceux qui sont venus après ». « Et ceux-ci ont eu à vivre avec cette génération qui a pris beaucoup de place, de par sa situation démographi­que. »

Michel Nadeau constate que présenteme­nt, l’écart génération­nel est d’un autre ordre. « Depuis sept ou huit ans, peut-être, je sens qu’il y a comme un changement de paradigme, carrément. Par rapport à toutes les nouvelles valeurs sociales d’inclusion, toute la question du genre, etc. Je sens qu’il y a, je ne dirais pas un fossé, mais une distance suffisante pour qu’il y ait un questionne­ment et une remise en question. Le boomer vieillissa­nt qui ne comprend plus trop son monde, on l’a vu très bien avec le film Testament de [Denys] Arcand. »

« Il y a un besoin d’écouter, si on veut comprendre ce que [l’autre] dit, il y a vraiment un effort à faire, de part et d’autre, croit le créateur. Il y a un grand pas qu’il faut franchir si on veut se rencontrer. »

Apologia

Texte : Alexi Kaye Campbell. Traduction : Angélique Patterson (avec Jenny Montgomery).

Mise en scène : Michel Nadeau.

À La Bordée, du 27 février au 23 mars.

Coup de vieux

Texte : Larry Tremblay. Mise en scène: Claude Poissant. Au Centre du Théâtre d’Aujourd’hui, du 18 mars au 13 avril.

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CHARLES-FRÉDÉRICK OUELLET LE DEVOIR Michel Nadeau, le directeur du théâtre La Bordée
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ADIL BOUKIND LE DEVOIR L’auteur Larry Tremblay

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