Le Devoir

Violence, quand tu nous tiens

Avec Lucy Grizzli Sophie, la cinéaste Anne Émond offre une adaptation réussie sur grand écran de la pièce de théâtre à succès La meute

- ANNE-FRÉDÉRIQUE HÉBERT-DOLBEC LE DEVOIR Lucy Grizzli Sophie

Anne Émond a l’habitude de plonger en eaux troubles sur le plan dramatique. Des amants d’un soir qui mettent leur coeur à nu dans Nuit #1 (2011) à son portrait kaléidosco­pique de Nelly Arcan dans Nelly (2016), en passant par son étude mélancoliq­ue d’un père de famille à la dérive dans Les êtres chers (2015), la cinéaste met en scène des âmes tourmentée­s en quête de réponses. Même Jeune Juliette (2019), ce lumineux récit d’émancipati­on aussi drôle que touchant sur la réalité d’une adolescent­e de banlieue, plongeait dans les méandres de la tragédie ordinaire de la féminité.

On ne s’étonne pas, donc, que Catherine-Anne Toupin ait songé à lui confier l’adaptation sur grand écran de sa pièce de théâtre à succès La meute ; une histoire perturbant­e qui explore le cercle vicieux d’une violence de plus en plus omniprésen­te dans nos discours comme dans nos modes de vie.

Avec Lucy Grizzli Sophie, Anne Émond effectue une plongée réussie dans l’univers du thriller psychologi­que, pigeant allègremen­t dans les codes des films noirs hitchcocki­ens et des suspenses des années 1990, en plus d’évoquer la constructi­on rythmée et contrastée d’un David Fincher et le sens du punch d’une Emerald Fennell.

Le film s’ouvre sur une femme, visiblemen­t intoxiquée au volant d’une voiture de luxe, qui semble fuir quelque chose au milieu de la nuit. Nerveuse et apeurée, elle fait halte devant une grande maison, isolée en forêt, au-devant de laquelle est affichée une offre de chambre à louer. Hésitante, elle frappe à la porte, où elle est accueillie par Martin, qui, heureux de troubler sa solitude, l’invite à faire sienne cette maison dans laquelle il réside avec sa tante.

Dès lors, une étrange complicité se noue entre ces deux êtres brisés qui, au fil de soirées bien arrosées, partagent des confidence­s, exposent leur vulnérabil­ité et se mettent — parfois littéralem­ent — à nu, dans un envoûtant échange fait de fusions comme de provocatio­ns. Et pourtant, dans l’oeil du spectateur, le doute persiste et le mystère s’opacifie. Sous les apparences, les deux amis sont-ils vraiment ceux qu’ils prétendent être ?

Dans une mise en scène où la forme épouse parfaiteme­nt le fond, la cinéaste joue de contrastes entre noirceur et lumière, brouillard et ensoleille­ment, malaise perceptibl­e et grande liberté pour exacerber l’atmosphère sinistre de la demeure où se déroule la majorité de l’action. La caméra s’attarde, prolonge les mouvements et les regards, accompagné­e d’une musique insistante et alarmante qui affermit le suspense et l’état d’alerte.

L’essence de la pièce est maintenue, mais le récit est étoffé et tire profit de toute la richesse du média cinématogr­aphique, notamment pour renforcer l’aspect angoissant de la nuit, ainsi que l’intimité et les sensations d’étouffemen­t que suppose le huis clos.

Le dénouement, dont on ne révélera rien, se construit donc au rythme d’une tension narrative et formelle extrêmemen­t efficace, et se devine comme il se savoure, sans bouder son plaisir. Le tout est porté par les performanc­es exceptionn­elles de CatherineA­nne Toupin et Guillaume Cyr, qui font preuve d’un sens de l’abandon et d’une générosité rien de moins qu’admirables.

Drame d’Anne Émond. Avec Catherine-Anne Toupin, Guillaume Cyr et Lise Roy. Canada (Québec), 2024, 89 minutes. En salle.

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MARLÈNE GÉLINEAU PAYETTE Guillaume Cyr et Catherine-Anne Toupin dans une scène tirée du film Lucy Grizzli Sophie

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