Fabriquer de l’humain
Fabriquer une femme, le vingtième livre de l’écrivaine française Marie Darrieussecq, explore les destins contrastés de deux amies d’enfance
On retrouve dans Fabriquer une femme, le vingtième livre de l’autrice Marie Darrieussecq, Rose et Solange, amies d’enfance, voisines et camarades de classe d’une petite ville du Pays basque au milieu des années 1980. Des personnages qui seront peutêtre familiers aux lecteurs de la romancière française, puisque Rose était l’héroïne de La mer à l’envers (2019), et que nous avions fait aussi connaissance avec Solange dans Clèves (2011, librement adapté en téléfilm par Rodolphe Tissot en 2022) ainsi que dans Il faut beaucoup aimer les hommes (2013, prix Médicis).
On connaît la célèbre formule de Simone de Beauvoir tirée du Deuxième sexe (1949) : « On ne naît pas femme, on le devient. » Le nouveau roman de l’écrivaine, née en 1969 à Bayonne, en est d’une certaine façon la mise en pratique.
« C’était à la fois pour lui rendre hommage et pour m’en détacher un peu, même si je lui dois énormément, comme toutes les femmes, et tous les hommes d’ailleurs, reconnaît Marie Darrieussecq, jointe chez elle à Paris. Je voulais quelque chose de moins philosophique, de beaucoup plus concret, où on entendrait le côté bricolé de cette fabrication d’une femme. »
Enceinte à l’âge de 15 ans, Solange, « maxi hors délai pour avorter », devra malgré elle mener à terme sa grossesse. L’adolescente, issue d’une famille dysfonctionnelle — père absent, mère dépressive —, avait eu des relations sexuelles avec un voisin adulte, un « vieux garçon » amateur d’AC/DC qui lui servait de « baby sitter ». Clèves racontait au féminin, et au plus près — sans les conséquences —, la découverte du corps, du désir, des hommes, de la liberté.
Fabriquer une femme, roman lui aussi très incarné, en est en quelque sorte la suite, traçant au fil de plusieurs années, depuis leurs 15 ans, les trajectoires parallèles, les bifurcations et les rapprochements de ces deux amies d’enfance qui proviennent de milieux socio-économiques différents.
Les héroïnes de ce roman d’apprentissage vont en quelque sorte se « fabriquer » elles-mêmes, sans mode d’emploi. Se construire et se transformer avec les matériaux qui sont les leurs et ceux qu’elles vont trouver en cours de route : expériences heureuses ou malheureuses, diktats, injonctions, domination masculine.
Des thèmes qui animent Marie Darrieussecq depuis toujours. En 1996, son premier livre, Truismes, racontait, on s’en souvient, la métamorphose d’une femme en truie. Alors qu’en 2002, Le bébé, entre journal intime, roman et réflexion philosophique, abordait la question de la maternité.
« Dans les années 1980 et 1990, d’où je suis directement issue, on se fabriquait comme on pouvait, avec beaucoup moins de concepts féministes libérateurs qu’aujourd’hui. Et il y avait un côté Frankenstein, c’està-dire qu’on devait faire avec des bouts de femmes qu’on se collait dessus. Et cela, à travers une domination masculine qui, au Pays basque dans les années 1980, était complètement désinhibée. »
Être et ne pas être (une femme libérée)
C’était aussi très difficile pour les garçons qui ne voulaient pas se conformer à ces injonctions viriles, se souvient la romancière, qui a souhaité mettre dans le roman deux contremodèles, Brice et Christian. « Pour être un mec au Pays basque dans les années 1980, il fallait être rugbyman, boire beaucoup, draguer très lourdement les filles, voire pire. »
« Mais pour les filles, il y avait deux injonctions contradictoires qui nous compliquaient beaucoup la vie. Il fallait être une femme libérée, entre guillemets, et ne surtout pas être une salope. Il fallait coucher et ne pas coucher », résume en éclatant de rire Marie Darrieussecq. Un art impossible.
Après un accouchement difficile, Solange va confier l’enfant à sa mère, reprendre ses études, découvrir le théâtre et prendre en quelque sorte la fuite sans se retourner. Direction Bayonne et Bordeaux, d’abord, puis Paris, Londres et jusqu’à Los Angeles, où la jeune actrice va se tailler une petite célébrité dans le monde du cinéma.
De son côté, son amie Rose aura un itinéraire plus « classique » : études de psychologie, mariage avec son premier amoureux, enfants, vie de famille, carrière.
Marie Darrieussecq pense avoir mis, à parts égales, un peu d’elle-même dans ces deux personnages féminins. « J’ai un côté très bonne élève, j’ai essayé de faire tout bien. Mais il y avait toujours un petit “bogue” en moi qui faisait que ça déraillait. J’ai eu aussi un côté très punk, je détestais l’ordre tel qu’il m’était imposé. Je suis beaucoup allée en boîte de nuit au moment où j’ai commencé mes études à Bordeaux », se souvient-elle avec un peu de nostalgie.
Alors que beaucoup de choses ont aujourd’hui changé dans les rapports hommes-femmes, cette époque pourra paraître lointaine. « Quand je parle à mes filles ou à mon fils, avec pudeur, de certains événements de ma jeunesse, ils me disent : mais tu n’as pas porté plainte ? C’était inimaginable de porter plainte. On n’aurait jamais trouvé les policiers à l’écoute de ce genre de plaintes, de ce qu’on appelait la zone grise et qu’aujourd’hui on décrit comme une zone d’agression sexuelle. Et c’est tant mieux pour les filles, et pour les garçons. Il faut inventer d’autres relations », croit Marie Darrieussecq.
L’hétérosexualité, ce douloureux problème
« Je reprends souvent, un peu par provocation, cette phrase de Michel Foucault : l’hétérosexualité, ce douloureux problème. Parce que l’hétérosexualité, poursuit l’écrivaine et psychanalyste, c’est très compliqué. On nous la présente comme un état de nature, alors qu’un homme et une femme qui essayent de faire l’amour ensemble, c’est toute une histoire… Chaque genre est pris dans des discours, des clichés, des injonctions, des ordres. Il est très difficile de se toucher, en fait, de se rencontrer. Il y a beaucoup de malentendus. Et dans les années 1980, c’étaient des malentendus qui étaient aussi pris dans une culture du viol. Je suis très heureuse de vivre après #MeToo, après que ces questions-là ont été mises au jour. »
On trouve ainsi dans Fabriquer une femme certains épisodes qui pourraient relever de l’agression sexuelle — sans même parler des « frotteurs » dans le métro —, mais où l’écrivaine, en observatrice, se refuse à tout commentaire moral a posteriori.
« Dans ma vie de femme et de citoyenne, je suis une féministe engagée, mais dans mes romans, je tiens absolument à laisser la place aux lectrices et aux lecteurs. Pour qu’ils se fassent leur propre avis et ressentent ce qu’ils et elles ont à ressentir dans leur tête. Je déteste les romans qui expliquent. Je veux vraiment qu’on soit avec les personnages et qu’on vive dans leur peau, dans leur vie. »
Depuis une douzaine d’années, Marie Darrieussecq s’oblige à puiser dans une galerie de personnages qu’elle a déjà créés. Solange et Rose apparaissent pour l’heure dans quatre de ses romans, et il est à parier qu’on les reverra. « Lorsqu’on se choisit des contraintes pour écrire, elles se transforment en liberté. Georges Perec nous l’a bien appris. J’ai décidé, après Clèves, vers 2011, de garder ces personnages, qui étaient de bons petits soldats du roman. Des personnages efficaces, qu’il ne me restait plus qu’à peaufiner, qu’à expérimenter dans d’autres histoires. »