Le Devoir

Fabriquer de l’humain

Fabriquer une femme, le vingtième livre de l’écrivaine française Marie Darrieusse­cq, explore les destins contrastés de deux amies d’enfance

- CHRISTIAN DESMEULES COLLABORAT­EUR LE DEVOIR Marie Darrieusse­cq CHARLES FREGER/POL

On retrouve dans Fabriquer une femme, le vingtième livre de l’autrice Marie Darrieusse­cq, Rose et Solange, amies d’enfance, voisines et camarades de classe d’une petite ville du Pays basque au milieu des années 1980. Des personnage­s qui seront peutêtre familiers aux lecteurs de la romancière française, puisque Rose était l’héroïne de La mer à l’envers (2019), et que nous avions fait aussi connaissan­ce avec Solange dans Clèves (2011, librement adapté en téléfilm par Rodolphe Tissot en 2022) ainsi que dans Il faut beaucoup aimer les hommes (2013, prix Médicis).

On connaît la célèbre formule de Simone de Beauvoir tirée du Deuxième sexe (1949) : « On ne naît pas femme, on le devient. » Le nouveau roman de l’écrivaine, née en 1969 à Bayonne, en est d’une certaine façon la mise en pratique.

« C’était à la fois pour lui rendre hommage et pour m’en détacher un peu, même si je lui dois énormément, comme toutes les femmes, et tous les hommes d’ailleurs, reconnaît Marie Darrieusse­cq, jointe chez elle à Paris. Je voulais quelque chose de moins philosophi­que, de beaucoup plus concret, où on entendrait le côté bricolé de cette fabricatio­n d’une femme. »

Enceinte à l’âge de 15 ans, Solange, « maxi hors délai pour avorter », devra malgré elle mener à terme sa grossesse. L’adolescent­e, issue d’une famille dysfonctio­nnelle — père absent, mère dépressive —, avait eu des relations sexuelles avec un voisin adulte, un « vieux garçon » amateur d’AC/DC qui lui servait de « baby sitter ». Clèves racontait au féminin, et au plus près — sans les conséquenc­es —, la découverte du corps, du désir, des hommes, de la liberté.

Fabriquer une femme, roman lui aussi très incarné, en est en quelque sorte la suite, traçant au fil de plusieurs années, depuis leurs 15 ans, les trajectoir­es parallèles, les bifurcatio­ns et les rapprochem­ents de ces deux amies d’enfance qui proviennen­t de milieux socio-économique­s différents.

Les héroïnes de ce roman d’apprentiss­age vont en quelque sorte se « fabriquer » elles-mêmes, sans mode d’emploi. Se construire et se transforme­r avec les matériaux qui sont les leurs et ceux qu’elles vont trouver en cours de route : expérience­s heureuses ou malheureus­es, diktats, injonction­s, domination masculine.

Des thèmes qui animent Marie Darrieusse­cq depuis toujours. En 1996, son premier livre, Truismes, racontait, on s’en souvient, la métamorpho­se d’une femme en truie. Alors qu’en 2002, Le bébé, entre journal intime, roman et réflexion philosophi­que, abordait la question de la maternité.

« Dans les années 1980 et 1990, d’où je suis directemen­t issue, on se fabriquait comme on pouvait, avec beaucoup moins de concepts féministes libérateur­s qu’aujourd’hui. Et il y avait un côté Frankenste­in, c’està-dire qu’on devait faire avec des bouts de femmes qu’on se collait dessus. Et cela, à travers une domination masculine qui, au Pays basque dans les années 1980, était complèteme­nt désinhibée. »

Être et ne pas être (une femme libérée)

C’était aussi très difficile pour les garçons qui ne voulaient pas se conformer à ces injonction­s viriles, se souvient la romancière, qui a souhaité mettre dans le roman deux contremodè­les, Brice et Christian. « Pour être un mec au Pays basque dans les années 1980, il fallait être rugbyman, boire beaucoup, draguer très lourdement les filles, voire pire. »

« Mais pour les filles, il y avait deux injonction­s contradict­oires qui nous compliquai­ent beaucoup la vie. Il fallait être une femme libérée, entre guillemets, et ne surtout pas être une salope. Il fallait coucher et ne pas coucher », résume en éclatant de rire Marie Darrieusse­cq. Un art impossible.

Après un accoucheme­nt difficile, Solange va confier l’enfant à sa mère, reprendre ses études, découvrir le théâtre et prendre en quelque sorte la fuite sans se retourner. Direction Bayonne et Bordeaux, d’abord, puis Paris, Londres et jusqu’à Los Angeles, où la jeune actrice va se tailler une petite célébrité dans le monde du cinéma.

De son côté, son amie Rose aura un itinéraire plus « classique » : études de psychologi­e, mariage avec son premier amoureux, enfants, vie de famille, carrière.

Marie Darrieusse­cq pense avoir mis, à parts égales, un peu d’elle-même dans ces deux personnage­s féminins. « J’ai un côté très bonne élève, j’ai essayé de faire tout bien. Mais il y avait toujours un petit “bogue” en moi qui faisait que ça déraillait. J’ai eu aussi un côté très punk, je détestais l’ordre tel qu’il m’était imposé. Je suis beaucoup allée en boîte de nuit au moment où j’ai commencé mes études à Bordeaux », se souvient-elle avec un peu de nostalgie.

Alors que beaucoup de choses ont aujourd’hui changé dans les rapports hommes-femmes, cette époque pourra paraître lointaine. « Quand je parle à mes filles ou à mon fils, avec pudeur, de certains événements de ma jeunesse, ils me disent : mais tu n’as pas porté plainte ? C’était inimaginab­le de porter plainte. On n’aurait jamais trouvé les policiers à l’écoute de ce genre de plaintes, de ce qu’on appelait la zone grise et qu’aujourd’hui on décrit comme une zone d’agression sexuelle. Et c’est tant mieux pour les filles, et pour les garçons. Il faut inventer d’autres relations », croit Marie Darrieusse­cq.

L’hétérosexu­alité, ce douloureux problème

« Je reprends souvent, un peu par provocatio­n, cette phrase de Michel Foucault : l’hétérosexu­alité, ce douloureux problème. Parce que l’hétérosexu­alité, poursuit l’écrivaine et psychanaly­ste, c’est très compliqué. On nous la présente comme un état de nature, alors qu’un homme et une femme qui essayent de faire l’amour ensemble, c’est toute une histoire… Chaque genre est pris dans des discours, des clichés, des injonction­s, des ordres. Il est très difficile de se toucher, en fait, de se rencontrer. Il y a beaucoup de malentendu­s. Et dans les années 1980, c’étaient des malentendu­s qui étaient aussi pris dans une culture du viol. Je suis très heureuse de vivre après #MeToo, après que ces questions-là ont été mises au jour. »

On trouve ainsi dans Fabriquer une femme certains épisodes qui pourraient relever de l’agression sexuelle — sans même parler des « frotteurs » dans le métro —, mais où l’écrivaine, en observatri­ce, se refuse à tout commentair­e moral a posteriori.

« Dans ma vie de femme et de citoyenne, je suis une féministe engagée, mais dans mes romans, je tiens absolument à laisser la place aux lectrices et aux lecteurs. Pour qu’ils se fassent leur propre avis et ressentent ce qu’ils et elles ont à ressentir dans leur tête. Je déteste les romans qui expliquent. Je veux vraiment qu’on soit avec les personnage­s et qu’on vive dans leur peau, dans leur vie. »

Depuis une douzaine d’années, Marie Darrieusse­cq s’oblige à puiser dans une galerie de personnage­s qu’elle a déjà créés. Solange et Rose apparaisse­nt pour l’heure dans quatre de ses romans, et il est à parier qu’on les reverra. « Lorsqu’on se choisit des contrainte­s pour écrire, elles se transforme­nt en liberté. Georges Perec nous l’a bien appris. J’ai décidé, après Clèves, vers 2011, de garder ces personnage­s, qui étaient de bons petits soldats du roman. Des personnage­s efficaces, qu’il ne me restait plus qu’à peaufiner, qu’à expériment­er dans d’autres histoires. »

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 ?? ?? Fabriquer une femme Marie Darrieusse­cq, P.O.L, Paris, 2024,
336 pages
Fabriquer une femme Marie Darrieusse­cq, P.O.L, Paris, 2024, 336 pages
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