Le Devoir

Le ciel gris des démunies

Le troisième roman de Marie-Hélène Larochelle, Toronto jamais bleue, met en lumière des réalités difficiles à regarder

- FLORENCE MORIN-MARTEL

Dans son nouveau roman, Toronto jamais bleue, l’autrice Marie-Hélène Larochelle braque les projecteur­s sur l’humanité et la colère de jeunes itinérante­s et de vieilles travailleu­ses du sexe. Ces éternelles figurantes de la ville occupent le premier rôle d’un livre aussi cru que poignant.

Réunies sous un même toit, Mama’, Jordan, Bridget et Dakota prennent soin de leurs corps usés par les années. Pour survivre, elles doivent tout de même continuer à cumuler les clients avides de leurs chairs. Dehors, la jeune Hannah déambule dans les rues de la Ville Reine en s’accrochant à une boîte à musique comme seule maison. Près de là, Carol se promène de refuge en refuge en traînant sa lourde carcasse qui lui pèse.

À leur façon, chacun de ces personnage­s incarne une réalité difficile à regarder. Toronto jamais bleue décrit le quotidien des plus démunies, celles pour qui le ciel est toujours gris. Condamnées à l’indifféren­ce des passants, ces femmes en ont pourtant long à dire sur les hommes « qui baisent avec violence pour oublier le contrôle qu’ils perdent sur leur vie ».

Après Daniil et Vanya (2017) et Je suis le courant la vase (2021), l’autrice originaire de Québec signe un troisième roman captivant et déstabilis­ant. Son écriture, qui sollicite les sens, permet de voir les ecchymoses de Mama’, mais aussi de sentir les ordures dans lesquelles Hannah fouille pour retrouver sa précieuse couverture.

À bien des égards, cette oeuvre de la professeur­e de littératur­e à l’Université York, à Toronto, fait écho à la réalité. Au fond d’une ruelle crasseuse, Carol finira d’ailleurs par mettre au monde un enfant sans demander d’aide, car « sa vie lui a appris que ce n’est jamais une option ». Cet épisode rappelle la véritable histoire d’une itinérante ayant accouché seule dans un boisé de Gatineau, l’été dernier.

Avec son écriture rythmée, Marie-Hélène Larochelle décrit habilement le combat de chaque instant mené par Hannah et Carol, deux sans-abri qui tentent de survivre dans la métropole ontarienne. Si elles sont trop souvent déshumanis­ées, l’autrice les rend touchantes en dévoilant leurs rêves et leur ingéniosit­é.

En parallèle, la romancière relate avec justesse l’épuisement des quatre travailleu­ses du sexe âgées qui peuplent l’univers du livre, Mama’, Jordan, Dakota et Bridget. Elles aimeraient pouvoir « vieillir en silence, comme un arbre », mais dans les regards affamés de leurs clients, elles ne voient aucune issue.

La fatigue de ces femmes prend toutefois des airs de révolte. Elles en ont ras le bol de ces hommes « interchang­eables » qui « veulent tous la même chose et qui s’excitent des mêmes mots gémis tant de fois ».

Pour les quatre consoeurs qui ne dorment jamais la nuit, la seule source de réconfort est de s’être trouvées les unes les autres. Mais la ville est sans pitié pour celles qui vivent en marge de la société.

Un roman coup-de-poing aussi efficace que dérangeant.

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Marie-Hélène Larochelle, Leméac, Montréal, 2024, 200 pages
Toronto jamais bleue Marie-Hélène Larochelle, Leméac, Montréal, 2024, 200 pages
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HELEN TANSEY Marie-Hélène Larochelle

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