Le chagrin dénudé de Tove Ditlevsen
Soixante ans après sa parution, La trilogie de Copenhague se révèle enfin à nous
La critique littéraire est, d’une manière intrinsèque, soumise à ce qu’on pourrait appeler une dictature du présent, c’est-à-dire consacrée exclusivement aux nouveautés littéraires. Mais on ne fait pas de règles sans exception, et c’est ce que nous rappelle La trilogie de Copenhague, de Tove Ditlevsen, dont la récente traduction se présente en jouissif paradoxe, puisqu’elle incarne à la fois une nouveauté littéraire et un trésor déterré du siècle dernier.
La trilogie danoise est parue entre 1967 et 1971. Pourquoi l’a-t-on alors remisée ? Le caractère autofictionnel, qui plus est d’un point de vue féminin, serait apparemment en cause. En 1976, Tove Ditlevsen s’est enlevé la vie. Elle avait 58 ans. Elle renaît aujourd’hui à nous, par la narration de son enfance.
Dans le quartier ouvrier de Vesterbro, sur la rue Istedgade, tout au fond de l’enfance de la jeune Tove, « il y a [s]on père en train de rire ». Il est prolétaire et socialiste, et le chômage guette le fond de ses poches. Il faut dire que la misère est partout, condamnant l’avenir de sa famille comme celui des voisins que la jeune fille prend plaisir à observer.
La vie est un mystère à déchiffrer, et les secrets des autres sont un remède à l’ennui. Elle voudrait tant l’amour de sa mère, mais celle-ci est imprévisible, « belle, inaccessible, solitaire et débordante de pensées secrètes qu’[elle] ne déchiffre [ra] jamais ». Heureusement qu’il y a Edvin, son frère, et Ruth, sa précieuse amie, pour qui « les adultes n’ont pas de secrets ».
Dans un univers qui rappelle celui de L’amie prodigieuse d’Elena Ferrante et, à certains égards, Le souffle de l’Harmattan de Sylvain Trudel, l’écrivaine danoise dépeint avec une gaieté acide un cycle de misère où la vie se dévoile, aussi crue que cruelle. « L’enfance est longue et étroite comme un cercueil », écrit-elle.
Peu à peu, elle repousse les frontières de son territoire et rencontre de nouvelles réalités, qu’elle contemple avec une lucidité ingénue et met en scène de sa plume acérée : « Une prostituée est une dame qui le fait pour l’argent, ce qui me semble bien plus compréhensible que de le faire gratuitement. »
Son verbe est incandescent et ses formules convoquent tous les sens, en écorchant sans scrupule le coeur et la raison. Le quotidien est un tison et on ne peut que s’y brûler, mais elle sait dénicher et rendre sa beauté, à commencer par celle d’Istedgade, la rue de son enfance, à qui elle a juré fidélité, où les réverbères « brillent comme de grands tournesols bienveillants » et dont l’artère s’étire dans la ville « comme une très belle femme couchée sur le dos, ses cheveux débordant ».
C’est sur cette rue, précisément, qu’on l’a trouvée. Celle qui, bien avant son temps, avait cerné la page blanche de sa lucidité et épié « en cachette les adultes, dont l’enfance gît à l’intérieur d’eux, toute déguenillée et trouée comme un tapis usé ». Il a fallu 60 ans pour la reconnaître, et la voici enfin qui s’offre à nous, dans la promesse de deux autres tomes à venir. La vie, parfois, est une fête posthume.