Le Devoir

Saint-Boniface, le milieu du monde de Gabrielle Roy

Sa famille surnommait l’autrice « La p’tite misère », mais celle qui a écrit Un jardin au bout du monde a fait de ses origines franco-manitobain­es sa grande source littéraire

- ANDRÉ LAVOIE À SAINT-BONIFACE, MANITOBA COLLABORAT­EUR LE DEVOIR

«Le bonheur de ma vie me vient peut-être pour une bonne part d’être née rue Deschambau­lt », écrivait Gabrielle Roy dans Ma petite rue qui m’a menée autour du monde. Cet avant-texte », qualifié ainsi par le regretté François Ricard, dévoué gardien de son oeuvre, constituai­t une ébauche d’un de ses plus grands livres, La détresse et l’enchanteme­nt, autobiogra­phie publiée en 1984, soit un an après la mort de la célèbre écrivaine.

Peu importe son niveau de connaissan­ce de l’univers de celle qui fut derrière Bonheur d’occasion, le visiteur est happé par l’émotion en ouvrant la porte de la maison de la famille Roy, construite en 1905, l’une des rares de ce secteur de Saint-Boniface à l’époque, inspirée des résidences québécoise­s de la fin du XIXe siècle. La galerie qui la ceinture invite à la flânerie et au bavardage, tandis que les livres de la fille cadette de Léon et Mélina Roy prennent une autre dimension lorsque l’on franchit la porte menant à la cuisine. C’est là que Gabrielle Roy fut à la fois témoin et protagonis­te d’une vie familiale et communauta­ire marquée par la marginalis­ation des francophon­es au Manitoba, la misère économique provoquée par les revers de fortune et une crise mondiale. Malgré tout, elle cultivait un appétit vorace pour les livres et la culture.

Bien que la maison Gabrielle-Roy ne soit accessible au grand public qu’entre les mois de mai à août, ainsi qu’aux groupes qui en font la demande le reste de l’année, Sébastien Gaillard, directeur général de l’organisme, a bien voulu l’ouvrir au représenta­nt du Devoir au milieu de l’hiver, à condition qu’il fasse comme tous les autres visiteurs : qu’il se déchausse ! En effet, les planchers, du pin de la Colombie-Britanniqu­e, sont d’origine, alors que tout le reste constitue un savant assemblage de meubles et d’objets comparable­s à ceux de l’époque. Même les couleurs disparates sur les murs ont été respectées, autre signe des moyens modestes des Roy : il fallait prendre les pots de peinture que l’on avait sous la main… Et pour retrouver les teintes originales, 15 couches différente­s furent patiemment retirées.

Après le départ des Roy et les décennies où la maison fut divisée en logements, un organisme sans but lucratif en a fait l’acquisitio­n en 1997. Son but : polir ce joyau à la mémoire de Gabrielle Roy. Sous l’impulsion de l’écrivaine Annette Saint-Pierre, une des figures importante­s de cette transforma­tion, le lieu a retrouvé son apparence initiale après trois ans de travaux au coût de 600 000 $, et a finalement été ouvert au public le 19 juin 2003.

Depuis plus de 20 ans, cette demeure constitue « la pierre angulaire de la communauté francophon­e [de la région], et véhicule l’esprit de Gabrielle Roy dans cette communauté », selon Sébastien Gaillard, de retour à la direction générale de l’organisme après un séjour d’un an à Moncton. Il n’est d’ailleurs jamais surpris devant l’émotion des visiteurs lorsque ceuxci pénètrent dans le grenier, où la jeune femme passait du temps à écrire et à rêver de parcourir le vaste monde devant la lucarne d’où l’horizon semblait infini. Plus que n’importe où dans cette maison, son esprit y semble bel et bien présent.

Au fil des années, Sébastien Gaillard en a vu passer, des curieux, certains étant plus férus d’architectu­re que de littératur­e, d’autres de fins connaisseu­rs de la vie et de l’oeuvre de celle qui voulait d’abord devenir comédienne. Ceux-là en profitent aussi pour découvrir d’autres lieux marquants des 30 premières années de son existence : les écoles qu’elle a fréquentée­s, la cathédrale de Saint-Boniface

et son cimetière, où ses parents et certains de ses frères et soeurs sont enterrés. Mais pour bien la connaître, rien ne vaut ses livres, selon Lise GabouryDia­llo, professeur­e de littératur­e française à l’Université de Saint-Boniface.

Partir, revenir ?

« Je dis souvent à mes étudiants que la lecture constitue la façon la plus économique de voyager », dit cette grande admiratric­e de sa célèbre compatriot­e. Mais cela n’a plus suffi à la jeune Gabrielle Roy, qui a pris le large, d’abord en Europe avant la Deuxième Guerre mondiale, puis au Québec. « Elle n’avait pas le choix de partir, selon Lise Gaboury-Diallo. Son but était d’élargir ses horizons, de s’affranchir de son milieu, elle était guidée par un humanisme très fort. Elle s’est finalement installée au Québec, et on veut bien la partager avec vous ! » lance-t-elle sur un ton amusé.

Ce déracineme­nt et les tirailleme­nts qu’ils engendrent ont pétri l’oeuvre de Gabrielle Roy, selon la professeur­e de littératur­e, une dynamique que bien des Franco-Manitobain­s ont connue, peu importe l’époque. « Autant Bonheur d’occasion est une oeuvre transitoir­e entre la journalist­e qu’elle était et la romancière qu’elle est devenue, autant la suite de son oeuvre sera un grand va-et-vient entre l’Est et l’Ouest, entre la nature et l’urbanité. Lorsqu’elle a écrit La petite poule d’eau en 1951, après l’immense succès de Bonheur d’occasion, c’était une sorte de provocatio­n, avec l’air de dire : “Je ne suis pas une autrice réaliste, je ne suis pas une autrice urbaine, voilà ce que je suis.” » Et elle a beau avoir vécu une bonne partie de sa vie à deux pas des plaines d’Abraham, à Québec, Gabrielle Roy ne cessera de revisiter les gens et les paysages de son enfance et de sa vie de jeune institutri­ce.

Lise Gaboury-Diallo enseigne chaque année à des étudiants qui possèdent une connaissan­ce relative de son oeuvre ; certains l’ont déjà lue, d’autres pas du tout. Marie-Ève Fontaine, elle, se décrit parfois comme une « nerd de Gabrielle Roy ». La comédienne franco-manitobain­e incarne Clémence, la soeur de la romancière, dans la série télévisée Le monde de Gabrielle Roy, écrite et réalisée par Renée Blanchar, diffusée sur Tou.tv. Adolescent­e, elle décroche un emploi de rêve : guide dans la célèbre maison située au 375, rue Deschambau­lt. Ce travail l’incite à plonger dans l’oeuvre de Roy avec dévotion, qui lui inspirera même un spectacle de marionnett­es adapté de Cet été qui chantait, et dans sa relation avec sa soeur Bernadette, une religieuse avec qui elle a entretenu une riche correspond­ance pendant des décennies.

Maintenant établie dans la capitale nationale depuis ses études en théâtre à l’Université d’Ottawa, MarieÈve Fontaine possède une connaissan­ce à la fois livresque et intime de Gabrielle Roy. Car elle a aussi dû prendre la décision de quitter sa communauté pour peaufiner son art et poursuivre ses rêves. Au temps de Gabrielle Roy comme aujourd’hui, ces départs au sein d’un milieu minoritair­e revêtent une grande charge symbolique. « J’ai senti que je faisais subir un dur coup à mon entourage, se souvient la comédienne. Des gens insistaien­t sur le fait que je ne devais pas partir, que l’on avait besoin de moi à Saint-Boniface. Quand Gabrielle Roy raconte ses propres dilemmes, je me reconnais à travers elle. »

Cet éloignemen­t n’a pourtant pas altéré « le lien fort » que Marie-Ève Fontaine entretient avec son coin de pays et son autrice fétiche. Le spectacle Cet été qui chantait fut créé grâce à l’impulsion du Cercle Molière, vénérable compagnie théâtrale fondée en 1925, où Gabrielle Roy fit ses débuts d’actrice une dizaine d’années plus tard, et en partie développé à Petite-Rivière-Saint-François, dans la maison estivale de la romancière dans Charlevoix, devenue résidence d’artiste. « C’est merveilleu­x de s’inspirer de ses histoires, mais encore plus quand on se retrouve dans les lieux où elles ont été écrites », souligne avec émotion la comédienne, qui entreprend une tournée canadienne de ce spectacle destiné à un public de tous les âges, qu’elle espère présenter au Québec dans un proche avenir.

Les écrivains continuent d’exister à travers leurs livres, mais les endroits emblématiq­ues de leur univers constituen­t une force vitale pour entretenir leur mémoire. Sébastien Gaillard en est convaincu, mais est conscient des défis à relever pour la maison GabrielleR­oy : celui de la préservati­on et celui de sa pertinence. « La maison doit rester dans un état impeccable », affirme le directeur général, en sachant ce qu’il en coûte pour y parvenir. Quant à son importance symbolique, la flamme doit être ravivée. « Nous recevons beaucoup de visiteurs anglophone­s et des gens issus de classes d’immersion française. Mais il faut aussi continuer à attirer des francophon­es, et des jeunes ; nos visites guidées doivent être repensées dans une perspectiv­e jeunesse. Le recrutemen­t de bénévoles constitue également un défi, de même que la recherche de financemen­t, surtout à l’ombre des grandes institutio­ns muséales situées de l’autre côté de la rivière Rouge. »

Pour le visiteur en provenance du Québec, le contact avec cette maison est aussi empreint d’un parfum d’ironie : quelques années avant son ouverture officielle, en 2003, le gouverneme­nt du Parti québécois avait évoqué l’idée de la déménager dans la Belle Province. De quoi fouetter la fierté des Franco-Manitobain­s, qui en ont fait le bijou qu’elle est devenue. « […] j’ai toute ma vie cherché à joindre les deux bouts de moi-même, j’ai peut-être espéré voir enfin étroitemen­t réunis les deux visages de mon pays », écrivait Gabrielle Roy à la fin de sa vie. Arracher à ses fondations la maison de cette citoyenne du monde qui savait parfaiteme­nt où étaient enfouies ses racines ne faisait sûrement pas partie de ses projets.

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MARCEL DRUWÉ La maison natale de Gabrielle Roy représente un symbole très important et récurrent dans l’oeuvre de l’autrice franco-manitobain­e notoire.
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ÉDITIONS STANKÉ Gabrielle Roy

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