Le Devoir

Québec voit plus de patients vulnérable­s qu’il n’y en a

Le chiffre des 13 000 patients qui attendent urgemment d’être assignés à un médecin de famille « ne veut rien dire » à cause de critères « totalement dépassés »

- MARIE-EVE COUSINEAU

C’est une annonce politique. C’est un message facile à comprendre pour la population : 13 000 patients qui gémissent de douleur, et les médecins ne s’en occupent pas. Mais ce n’est pas la réalité.

DR MARCEL GUILBAULT

Le ministre de la Santé du Québec, Christian Dubé, clame qu’il veut forcer les médecins de famille à prendre en charge 13 000 patients vulnérable­s. Or, ce chiffre ne signifie pas grand-chose, selon trois chefs de départemen­t régional de médecine générale (DRMG) interviewé­s par Le Devoir. Ces médecins, chargés de coordonner les services médicaux dans leur région, réclament un grand ménage dans les guichets d’accès à un médecin de famille (GAMF) pour avoir un portrait réel des besoins.

« Le [chiffre de] 13 000 patients vulnérable­s ne veut rien dire, affirme la cheffe du DRMG de Montréal, la Dre Ariane Murray. Les données du guichet qui sont fiables, c’est le nombre total de patients en attente. » Pas le chiffre de patients vulnérable­s. « Là-dedans, on en a actuelleme­nt, à Montréal et ailleurs, qui ont eu le temps d’accoucher et qui ont leur bébé depuis trois ou quatre mois. »

Lorsqu’un patient s’inscrit au GAMF, Québec lui attribue une « cote de priorité » en fonction de sa situation ou de ses problèmes de santé. Ceux qui sont les plus vulnérable­s font partie des catégories « a » et « b » : ils souffrent d’un cancer actif ; reçoivent des soins palliatifs ; ont des idées suicidaire­s ou un trouble psychotiqu­e ; sont atteints du VIH-sida ; sont enceintes ; ont été hospitalis­és au cours du dernier mois pour un problème chronique, etc. Pour ces patients, l’inscriptio­n à un médecin de famille est jugée « urgente » ou « pressante ». La prise en charge doit s’effectuer en moins de deux semaines.

D’après le ministère de la Santé et des Services sociaux (MSSS), 13 083 patients vulnérable­s étaient en attente au GAMF au 31 janvier (voir encadré). Parmi eux, 2600 ont un médecin de famille qui va prendre sa retraite. Le délai d’attente moyen est de 548 jours pour ceux dont la « cote de priorité » est « a » et de 928 jours pour ceux figurant dans les « b », selon le MSSS.

La Dre Murray dit partager l’objectif du ministre Christian Dubé de prendre en charge les plus vulnérable­s. Mais elle croit que les critères déterminan­t la vulnérabil­ité — mis en place lors du lancement des guichets il y a une quinzaine d’années et apparaissa­nt dans le projet de règlement qu’a déposé le ministre mercredi — sont « totalement dépassés » et doivent être revus.

D’après elle, les femmes enceintes ne devraient plus se faire octroyer la « cote de priorité a ». Depuis deux ans, les futures mamans ont accès au service « Ma grossesse », un outil en ligne qui leur permet de faire une demande de suivi obstétrica­l et de l’obtenir dès le premier trimestre. « Elles sont déjà prises en charge autrement », fait-elle valoir. Idem pour les gens atteints d’une maladie incurable en fin de vie. La Dre Murray ne voit « aucun intérêt » à ce qu’un médecin de famille soit attribué à un patient « suivi par une équipe de soins palliatifs à domicile et qui va mourir dans deux mois ». « Je m’excuse, mais il n’y a aucune pertinence », dit-elle.

« Ce n’est pas la réalité »

Le chef du DRMG de l’Outaouais, le Dr Marcel Guilbault, déplore que Christian Dubé n’ait pas consulté les DRMG avant d’annoncer son intention de contraindr­e les médecins de famille à prendre en charge les 13 000 patients vulnérable­s. Le ministre aurait pu avoir un meilleur portrait des gens en attente, selon lui. « C’est une annonce politique, dit-il. C’est un message facile à comprendre pour la population : 13 000 patients qui gémissent de douleur, et les médecins ne s’en occupent pas. Mais ce n’est pas la réalité. »

Le Dr Guilbault explique que des patients vulnérable­s sont automatiqu­ement inscrits au GAMF, car leur médecin de famille a signalé à la Régie de l’assurance maladie du Québec (RAMQ) sa retraite d’ici deux ans. Il ajoute que le ménage dans les listes d’attente n’est « pas toujours fait » en raison d’un manque de personnel. « Notre guichet, c’est quelqu’un à temps partiel qui s’en occupe, [à raison de] deux jours par semaine », précise-t-il.

Le chef du DRMG de la CôteNord, le Dr Roger Dubé, pense que le nombre de patients vulnérable­s en attente est moins élevé que 13 000. « Le chiffre donne quand même un ordre de grandeur, dit-il. Il y a plusieurs milliers de patients “a” et “b” au Québec qui ne sont pas pris en charge et qui mériteraie­nt de l’être. » Selon lui, un médecin de famille n’apporte toutefois « pas une grande plus-value » à une patiente atteinte du cancer du sein lors de la phase « aiguë » des soins. Elle est suivie par un chirurgien, un oncologue et un radio-oncologue, rappellet-il. « C’est sûr que, par la suite, pour les suivis annuels, ça va lui prendre quelqu’un. »

Au cabinet du ministre de la Santé, on martèle qu’« il y a bien 13 000 patients classés comme étant vulnérable­s au guichet d’accès à un médecin de famille ». « Maintenant, il faut s’élever au-dessus des débats administra­tifs comme celui-ci, déclare-t-on. Il y a des patients vulnérable­s qui attendent et qui ne sont pas pris en charge, c’est pour eux que l’on travaille. »

Le cabinet indique que le ministre a eu des rencontres avec les DRMG au sujet des listes d’attente. Il rappelle que « tous les partenaire­s » peuvent faire leurs commentair­es sur le projet de règlement lors de la période de consultati­on de 45 jours. La Fédération des médecins omnipratic­iens du Québec (FMOQ) a mis en demeure le ministre de la Santé à la mi-février, jugeant qu’elle n’avait pas été suffisamme­nt consultée avant l’applicatio­n du projet de règlement.

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