Le guide de l’auto, le mammouth du livre québécois
On s’est rappelé les grandes qualités de Jacques Duval, à l’annonce de son décès, le 6 février dernier. A-ton assez souligné son importance d’auteur ? Et pour tout le marché du livre québécois ? Avec Le guide de l’auto et son succès exceptionnel, qui revient année après année depuis 1967, « Jacques Duval a bétonné les assises du marché, avant même que le livre d’ici ne devienne une industrie professionnelle », a indiqué Jean Paré, qui voudrait bien, pour son Saint-Jean Éditeur, d’un livre au destin semblable. Regard sur un succès exceptionnel, et unique au Québec.
« C’est toujours le plus grand succès de vente chez nous, il se retrouve toujours en tête des palmarès », dit en souriant Judith Landry, directrice générale, à l’édition, secteur livre, chez Québecor, qui, avec ses 18 maisons d’édition différentes, dont l’Homme et Libre Expression, produit son lot de livres à succès. « Il y a des années où un bon Astérix sort, et où Le guide se retrouve alors n 2 au palmarès ; mais elles sont rareso», poursuit la directrice.
Au bilan Gaspard, qui comptabilise les ventes du marché du livre québécois en librairie indépendante, Le guide se retrouve depuis 2012 dans le palmarès des dix meilleures ventes, et depuis 2018 dans les trois premières positions. Le guide de l’auto n’a pas pour points de vente principaux les librairies indépendantes. Et il se vend tout autant au Salon de l’auto qu’au Salon du livre.
Le guide de l’auto est un succès typiquement d’ici. « On a cherché à vendre le concept du côté anglo », indique Mme Landry. « Ils ne comprennent pas comment ça se fait que ça marche à ce point-là chez nous… et savent que ça ne marcherait pas chez eux. C’est un genre de spécificité québécoise. »
Je pense que, tant que les gens vont avoir besoin de s’acheter et de se racheter une voiture, Le guide » va avoir du succès JUDITH LANDRY
Le guide de l’auto parle de l’amour inconsidéré des Québécois pour leurs « chars ». « Ce livre aurait pu marcher aux États-Unis », estime le sociologue de la littérature Michel Lacroix, professeur à l’UQAM. « Ils partagent cet amour de l’automobile, cette idée qu’elle représente la liberté, le mouvement , continue-t-il. Mais ça leur aurait pris un Jacques Duval » pour porter le projet, « quelqu’un avec cette crédibilité ».
Un ancien coureur automobile, journaliste spécialisé, amoureux de la langue, « érudit, communicateur, perfectionniste », comme le rappelle Mme Landry, « c’est rare », conclut pour sa part le sociologue. Si M. Duval a vendu depuis un moment la marque, rachetée depuis par Québecor, ces valeurs sont encore le socle du Guide, portées à la dernière édition par Antoine Joubert, Gabriel Gélinas et Marc Lachapelle, des journalistes envers lesquels Mme Landry ne tarit pas d’éloges.
Le guide de l’auto procure du rêve par procuration, estime Marie-Pier Luneau, directrice du Groupe de recherches et d’études sur le livre au Québec et sociologue de la littérature. « Les lecteurs rêvent à ces voitures. Pour 37 $ — ce n’est vraiment pas cher pour ce que c’est —, on peut nourrir ses fantasmes. »
Jean Paré expose cette sublimation autrement. « Dans le succès du Guide, il y a quelque chose qui s’apparente à la porno », estime-t-il, au désir renouvelé et renouvelable, et renourri. « Pour la clientèle, c’est entre le beau livre et l’objet de collection. »
L’éditrice confirme : au dernier Salon de l’auto, outre la dernière édition du Guide, c’est celle de 1974 qui s’est le plus vendue, celle « d’il y a cinquante ans pile. » Un réflexe de collection qui permet « aux vieilles éditions du Guide » de continuer à vivre.
Des nuits blanches à écrire
Parce que Le guide de l’auto doit sortir en septembre, pour la rentrée littéraire, et parce que les constructeurs automobiles dévoilent leurs modèles les plus excitants tard dans l’année, souvent passé juin, la fabrication est un défi. « Ça met une pression débile sur la production, qui se réalise sur un stretch de quelques nuits blanches », indique M. Paré.
Vrai ? Judith Landry sourit encore. « Tout à fait. On fait le maximum de travail à l’avance, du prémontage, par exemple. Mais à la fin, on installe « un camp de base », avec une vraie chaîne de travail, pendant cinq à huit semaines, avec des nuits blanches ».
« Les journalistes — ils sont excellents, c’est incroyable ! — écrivent sur les derniers modèles. Dès qu’ils ont fini la page, elle passe à la révision et continue son chemin au montage », etc.
« On a une entente spéciale avec l’imprimeur, parce que ça arrive qu’on envoie le livre quelques heures ou une demi-journée en retard, parce qu’on est en train de le finir… Ils font attendre les presses », un autre traitement spécial pour Le guide.
Une production qui ressemble davantage à celle d’un journal qu’à celle d’un livre, habituellement plus lente, plus posée, non ? « Ah, c’est vrai, je n’y avais jamais pensé comme ça. Chaque année, on se dit à un certain moment qu’on n’y arrivera pas ; et chaque année, on y arrive. C’est intense. »
L’almanach des hommes d’aujourd’hui
Au Québec, où le grand lecteur est une lectrice, Le guide de l’auto a la particularité d’être un livre numéro 1 lu par une plus grande masse d’hommes. Peut-on penser à un autre exemple de livre aussi populaire auprès des lecteurs ? Les deux sociologues de la littérature, chacun de leur côté, se creusent la tête, pour arriver à la même réponse : L’almanach du peuple.
Du XVIIIe siècle à 1950, ce livre avait le même genre d’attractivité. Et la même capacité de créer une communauté autour du lecteur collectionneur : « Dès qu’on a un ami qui a besoin de s’acheter un nouveau char, il vient voir mon chum pour en parler, et consulter mes éditions du Guide », a confié une co-collectionneuse.
Les défis actuels du Guide de l’auto ? Conserver son prix concurrentiel, alors que les frais de production de livres explosent. « On n’a à peu près pas de marge de profit là-dessus », admet Mme Landry. « C’est une affaire de volume. Ça marche parce qu’on en vend beaucoup. »
« Je ne sais pas si la prochaine génération va suivre », se demande Mme Luneau, avec les défis climatiques à venir et la remise en question de la place de la voiture individuelle dans les déplacements.
Mme Landry est confiante. « On fait une version pour les jeunes, avec des voitures plus spéciales et des faits amusants, et ça marche très bien. Le guide a évolué au fil du temps, et inclut les voitures électriques et d’autres préoccupations. Je pense que, tant que les gens vont avoir besoin de s’acheter et de se racheter une voiture, Le guide va avoir du succès. »
Jean Paré conclut : « Je suis très content qu’il y ait des bombes comme celles-là dans le milieu du livre, et ça n’a pas d’importance si c’est chez un concurrent. Ça prend un Guide de l’auto, ça prend des livres de recettes de Geneviève O’Gleman. Ça structure le marché. »