Le Devoir

Le prix des terres risque d’asphyxier notre agricultur­e

- Guy Debailleul L’auteur est agroéconom­iste et coprésiden­t de l’Institut Jean-Garon.

L’explosion de la valeur des terres agricoles est bien documentée, et un des avantages de la Consultati­on nationale en cours sur l’avenir du territoire agricole est certaineme­nt d’attirer l’attention sur ce phénomène. Mais mesure-t-on vraiment le danger que cette tendance lourde fait peser sur notre petit territoire agricole ? Le fait est que, lorsqu’on se compare à cet égard, on ne se console pas, on se désole !

En effet, c’est au Québec que cette inflation foncière est la plus marquée. De 1984 à 2022, le prix moyen des terres agricoles y a été multiplié par 16,4 et par « seulement » 6,3 dans l’ensemble du Canada. Actuelleme­nt, ce prix moyen dépasse dans certaines régions 40 000 $ l’hectare, ce qui est un frein majeur à la relève et à la diversific­ation de notre agricultur­e. Fait à signaler, bien des agriculteu­rs sont prêts à payer ce niveau de prix et contribuen­t ainsi eux-mêmes à cette inflation.

Normalemen­t, de tels prix seraient le signe de la vitalité d’un secteur, l’effet d’une forte rentabilit­é réelle ou attendue. Mais un examen détaillé montre le côté sombre de l’inflation foncière agricole chez nous. La vraie question est de savoir à combien d’années de bonne récolte équivaut le prix d’une terre. En Montérégie, un hectare valait en 2022 14,5 années de récolte de maïs, la production la plus rentable, alors qu’au sud de l’Ontario, il n’en fallait que 8,2.

De plus, le fait qu’au Québec les producteur­s agricoles sont davantage propriétai­res de leur terre que locataires, soit à 85 % contre 60 % dans l’ensemble du Canada, a un impact considérab­le sur leur niveau d’endettemen­t, plus fort que partout ailleurs. Résultat : le coût en intérêt représente en moyenne 7,1 % de la valeur de la production d’une ferme québécoise comparativ­ement à 4,2 % dans l’ensemble du Canada.

Un tel niveau est-il viable dans un contexte où les changement­s climatique­s et la géopolitiq­ue mondiale font peser des risques inédits sur la survie de bien des fermes ? Nous croyons que non. Il y a actuelleme­nt un risque réel d’asphyxie de notre agricultur­e qui deviendrai­t moins capable de se diversifie­r, fermée à la relève et concentrée entre les mains de grands propriétai­res, la plupart du temps agriculteu­rs eux-mêmes.

Il y a en effet, au Québec, de plus en plus de ces grands domaines agricoles, seuls capables de payer le prix actuel des meilleures terres, car, à leur échelle, cela demeure un coût marginal. Ainsi, les 350 plus grands propriétai­res terriens du Québec possèdent actuelleme­nt 14 % du territoire agricole comparativ­ement à 10 % en 2007.

Ce n’est pas un mal en soi que des agriculteu­rs réussissen­t plus que d’autres, mais il y a dans cette concentrat­ion des effets délétères sur l’occupation du territoire, la relève agricole, la diversific­ation des cultures de même que sur la qualité des sols et des cours d’eau en raison du modèle intensivis­te que cela induit. La ferme moyenne, base selon nous, et aussi selon la COP28, de la vitalité de tout modèle agricole, est la grande perdante de cette fuite en avant.

Y a-t-il des solutions ? Certaineme­nt. Comme d’autres participan­ts à la consultati­on en cours, l’Institut Jean-Garon recommande la révision de nos programmes et de nos politiques agricoles, notamment l’Assurance stabilisat­ion des revenus agricoles et la gestion de l’offre qui, toutes bénéfiques qu’elles soient, coupent nos producteur­s des signaux du marché et favorisent la concentrat­ion. Le prix des terres devient alors moins problémati­que puisqu’une rentabilit­é « artificiel­le » est assurée.

La location des terres, qui limite l’endettemen­t et libère du capital pour investir dans le sol, devrait être encadrée par une législatio­n obligeant des baux à long terme cessibles. Cela permettrai­t au locataire de récupérer dans la durée ses investisse­ments dans l’améliorati­on du sol. Des mesures fiscales énergiques pourraient décourager l’enfricheme­nt et la sous-utilisatio­n des terres agricoles, ce qui augmentera­it la disponibil­ité du sol.

Enfin, si rien n’y fait, l’interventi­on de l’État pour limiter le prix des terres agricoles et la taille des grands domaines ne devrait pas être exclue, malgré les effets pervers d’un tel dirigisme.

Le défi est majeur, et on ne peut que souhaiter que la Consultati­on nationale en cours sur le territoire agricole permette de le relever avec courage, en pensant certes à notre propre sécurité alimentair­e, mais aussi à celle de ceux et celles qui nous suivent.

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