Le Devoir

Deux ans de conflit vus de l’espace

- SARAH BOUMEDDA LE DEVOIR

Certaines personnes parlent d’impasse, mais c’est loin d’être » représenta­tif de ce qui se passe sur le terrain KAROLINA HIRD

Comment les lignes de front ont-elles bougé au cours de l’année en Ukraine ? À l’occasion du deuxième anniversai­re de l’invasion russe, Le Devoir a analysé des données cartograph­iques et des images satellites qui montrent l’évolution du conflit et ses conséquenc­es sur le territoire.

Le 24 février 2022, l’armée russe envahissai­t l’Ukraine dans le cadre d’une opération militaire inédite en Europe depuis la Seconde Guerre mondiale. Après des batailles intenses dans les oblasts (provinces) de l’est, où la Russie a fait des gains importants dans la région du Donbass, la majeure partie des affronteme­nts est désormais concentrée en milieu rural.

Vue de l’espace, la ligne de front qui oppose les forces ukrainienn­es et russes semble n’avoir presque pas changé depuis le printemps 2023. Après la prise de Bakhmout par la Russie en mai, les gains territoria­ux des deux côtés semblent minimes sur la carte de l’Ukraine.

Il faut toutefois être prudent lorsqu’on interprète ces données, précise Karolina Hird, analyste de l’Institut pour l’étude de la guerre (ISW), un groupe de réflexion basé à Washington. Cet institut, reconnu des experts en conflits armés, analyse la guerre depuis février 2022. « Certaines personnes parlent d’impasse, mais c’est loin d’être représenta­tif de ce qui se passe sur le terrain », explique-t-elle au Devoir.

En effet, en réalité, les changement­s territoria­ux sont constants. Bien qu’ils ne constituen­t des prises déterminan­tes pour aucun des deux camps, ils sont non négligeabl­es à long terme, surtout quand on tient compte de l’importance politique de ces opérations tactiques ainsi que de leurs effets sur l’état des troupes.

Karolina Hird désigne notamment la prise, la semaine dernière, d’Avdiïvka, une petite municipali­té en banlieue de la ville de Donetsk, dans l’est du pays, comme un parfait exemple de la situation. « C’est un tournant pour le côté russe », affirme-t-elle.

Même si elle ne prévoit pas d’avancées supplément­aires russes dans l’oblast de Donetsk, l’analyste souligne que cette prise survient à un moment critique pour Moscou. « Avec l’arrivée de l’élection présidenti­elle dans moins d’un mois [Vladimir] Poutine avait vraiment besoin d’une telle victoire pour sa campagne. On le voit depuis ce week-end ; Poutine et son ministre de la Défense [Sergueï Choïgou] présentent cette prise comme une victoire majeure des forces russes », même s’il ne s’agit pas d’un gain territoria­l important, souligne-t-elle.

Du côté ukrainien, perdre Avdiïvka est un coup dur porté au moral des troupes, dans un contexte où l’aide des alliés occidentau­x tarde à se manifester. « Sachant que l’Ukraine a cruellemen­t besoin de munitions, la Russie tire profit de ce créneau », fait valoir Mme Hird.

Une « ville héros » aux mains des Russes

Depuis maintenant plusieurs mois, la totalité des combats se concentre en milieu rural ou sur de grands terrains ouverts, comme le démontrent les données de l’ISW. Ce n’est pas anodin. « Les forces russes ont beaucoup de difficulté­s avec le combat en milieu urbain, explique Karolina Hird. Ça leur a pris énormément de temps à conquérir Bakhmout, par exemple. »

Plus au sud, la ville de Marioupol est sous contrôle russe depuis mai 2022. Située sur les rives de la mer d’Azov, elle fut assiégée par la Russie dès le début de la guerre, le 24 février 2022. Ce siège a notamment fait le tour du monde lorsque les forces russes ont bombardé la maternité de Marioupol en mars d’il y a deux ans.

La municipali­té figure parmi les villes désignées comme « ville héros » par le président ukrainien, Volodymyr Zelensky, depuis le début de la guerre, et qui ont été au coeur des combats les plus intenses au début de l’invasion russe.

Depuis leur conquête en 2022, les forces russes ont entrepris le nettoyage des débris causés par la guerre en accélérant notamment la démolition d’immeubles endommagés. Ces démarches laissent des trous béants sur le territoire ukrainien.

Outre la démolition d’infrastruc­tures, des documents obtenus par l’ISW affirment que les autorités russes planifient un nettoyage ethnique, qui s’échelonner­a sur au moins une décennie à Marioupol. Le Kremlin espère entre autres « dépeupler la ville des Ukrainiens comme groupe ethnique » au profit de citoyens russes et modifier la toponymie des lieux afin de la rendre russophone.

Un avenir incertain

Parmi les zones à surveiller au cours des prochains mois, Karolina Hird note entre autres la frontière entre les oblasts de Kharkiv et de Louhansk, dans le Nord-Est. « La Russie semble avoir intensifié ses efforts afin d’avancer sur ce front, surtout afin d’atteindre Koupiansk et Lyman », explique-t-elle, observant que les forces russes s’y font de plus en plus nombreuses.

Koupiansk, en particulie­r, est une ville où convergent de nombreuses routes nationales. Un tel accès au réseau routier permettrai­t à l’armée russe d’encercler les forces ukrainienn­es qui se trouvent à cette frontière. « Mais cela est possible uniquement si la Russie profite de cette occasion », précise l’experte.

L’oblast de Zaporijjia risque aussi d’être la cible d’attaques dans les prochains mois, dans l’optique où la Russie tenterait de gagner du terrain occupé par les forces ukrainienn­es, qui se font moins nombreuses après avoir été délocalisé­es en renfort vers Avdiïvka dans les derniers jours.

« On ne risque pas de voir les forces russes percer la ligne de front et avancer en masse vers le territoire ukrainien », note tout de même Karolina Hird. Mais un tel nombre de points de pression sur la ligne de front forcera l’Ukraine à demeurer en position défensive constante, sans pouvoir faire de gains importants sur les territoire­s occupés par la Russie. « On risque de voir, au fil des mois à venir, plusieurs offensives russes de ce genre, très localisées et de petite envergure », conclut Mme Hird.

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