Le Devoir

Les bonnes idées de Francis Choinière

Grâce au travail du chef d’orchestre et malgré l’absence de décors, écouter l’« opéra en concert » Carmen, à la Maison symphoniqu­e, procure un immense plaisir

- CHRISTOPHE HUSS LE DEVOIR

La présentati­on de Carmen, de Bizet, en version de concert par l’Orchestre Philharmon­ique et Choeur des Mélomanes avait très copieuseme­nt garni la Maison symphoniqu­e samedi soir. Personne, assurément, n’aura regretté une si remarquabl­e et agréable soirée.

Qui aurait pensé voir émerger, alors que l’on dit la musique classique en perte de vitesse, des acteurs aussi intéressan­ts de notre vie musicale ces dernières années ? L’Orchestre Philharmon­ique et Choeur des Mélomanes (OPCM) se targue d’être le « premier orchestre symphoniqu­e et choeur fondé à Montréal en 40 ans [voué] à inspirer une nouvelle génération de mélomanes en présentant des oeuvres vocales et symphoniqu­es d’envergure ». Cette définition fait clairement le parallèle avec l’Orchestre Métropolit­ain, mais il faut voir plus large et moins exclusif.

Un orchestre n’a pas besoin, forcément, d’un choeur et, avec l’Orchestre de l’Agora, Nicolas Ellis (Symphonie alpestre de Strauss à venir dans cette même salle le 12 juin) a lancé ses affaires musicales tout aussi bien que Francis Choinière a mis sur orbite les siennes. Nous ajouterons à cela, évidemment, Obiora, l’orchestre de la diversité, mais aussi l’Orchestre classique de Montréal, dont le projet n’a plus rien à voir avec ce qu’était l’Orchestre de chambre McGill, d’ailleurs au bord du gouffre au moment de sa salutaire transfigur­ation.

Quatre nouveaux ensembles en dix ans, redéfiniss­ant les propositio­ns artistique­s et amenant, chacun à sa manière, comme on le voyait dans la salle samedi, un autre public. Pour une discipline moribonde, ce n’est pas mal. Et alors que des institutio­ns établies s’encroûtent ou s’enfoncent, comme nous l’avons vu jeudi dernier, c’est aussi assez nécessaire.

Une Carmen aguerrie

Alors, premier point : l’opéra en concert à la Maison symphoniqu­e c’est for-mida-ble. Entendre clairement la richesse de la partition orchestral­e, avoir des chanteurs s’adressant clairement et distinctem­ent à nous, c’est un plaisir parfait. Le travail le plus périlleux est pour le chef Francis Choinière, qui doit minutieuse­ment équilibrer, même si les chanteurs sont derrière lui. Certaines phrases orchestral­es restent un peu fortes parfois, mais ce n’est pas endémique du tout.

La « mise en espace » qui fait que les protagonis­tes bougent et interagiss­ent en fonction de ce qui en passe, plutôt que de « réciter leur partition », confère au genre « opéra en concert » le minimum vital de lisibilité dramatique permettant de comprendre l’action. Donc, si la distributi­on est bonne, le mélomane a tout à gagner à entendre un opéra dans des conditions si optimales. Que ne donnerions-nous pas pour découvrir vraiment toutes les richesses harmonique­s et subtilités de La reine-garçon de Julien Bilodeau dans ces conditions ?

Le grand intérêt était évidemment de voir enfin ici la flamboyant­e mezzo canadienne Wallis Giunta en Carmen, rôle qu’elle a abordé pour la première fois à Leipzig lors de la saison 20182019 et qu’elle a chanté ensuite à Francfort. Ayant abordé le rôle sur scène, la chanteuse à la carrière principale­ment européenne était très à l’aise, par exemple à l’acte II dans la danse bohémienne. Giunta n’en fait jamais trop. Sa sensualité procède d’une sorte de magnétisme inéluctabl­e lié à un fatalisme froid et assumé. La destinée planait, grâce à elle, de la première à la dernière minute.

Adam Luther a tout à fait le profil du jouet et de l’instrument de cette fatalité. Distribuer Don José est un casse-tête, mais dans cette salle et ces circonstan­ces, Luther utilise même ses limites (il n’est pas un stentor) pour réaliser, musicaleme­nt, de très belles choses (l’homme blessé dans « L’air de la fleur »). Comme on l’a entendu dans le Requiem de Verdi, le registre de mi-voix est davantage un filet qu’un registre maîtrisé, mais, enrobé dramatique­ment, on s’y fait. Myriam LeBlanc avait déjà chanté Micaëla à Québec. Le rôle lui va très bien, et Hugo Laporte s’est bien amusé en Escamillo. Excellents comparses, la version de concert nous permettant notamment d’apprécier l’atout d’avoir un Zuniga aussi percutant qu’Alain Coulombe. Grand plaisir, aussi, d’avoir des gens — excellent choeur compris — qui chantent le français au lieu de baragouine­r des choses comme au Metropolit­an Opera.

L’une des prouesses de Francis Choinière est de ne jamais nous faire sentir dans un spectacle de « seconde zone » : le travail orchestral et choral est excellent, et on ne peut que lui souhaiter de poursuivre dans cette voie. D’ailleurs, son choix de revenir à l’essence de l’opéracomiq­ue, c’est-à-dire l’alternance d’airs et d’un dialogue parlé (certes minimal), au lieu des récitatifs, est tout à son honneur.

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MARIE-FRANCE COALLIER LE DEVOIR Le chef de l’Orchestre Philharmon­ique et Choeur des Mélomanes, Francis Choinière

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