Les bonnes idées de Francis Choinière
Grâce au travail du chef d’orchestre et malgré l’absence de décors, écouter l’« opéra en concert » Carmen, à la Maison symphonique, procure un immense plaisir
La présentation de Carmen, de Bizet, en version de concert par l’Orchestre Philharmonique et Choeur des Mélomanes avait très copieusement garni la Maison symphonique samedi soir. Personne, assurément, n’aura regretté une si remarquable et agréable soirée.
Qui aurait pensé voir émerger, alors que l’on dit la musique classique en perte de vitesse, des acteurs aussi intéressants de notre vie musicale ces dernières années ? L’Orchestre Philharmonique et Choeur des Mélomanes (OPCM) se targue d’être le « premier orchestre symphonique et choeur fondé à Montréal en 40 ans [voué] à inspirer une nouvelle génération de mélomanes en présentant des oeuvres vocales et symphoniques d’envergure ». Cette définition fait clairement le parallèle avec l’Orchestre Métropolitain, mais il faut voir plus large et moins exclusif.
Un orchestre n’a pas besoin, forcément, d’un choeur et, avec l’Orchestre de l’Agora, Nicolas Ellis (Symphonie alpestre de Strauss à venir dans cette même salle le 12 juin) a lancé ses affaires musicales tout aussi bien que Francis Choinière a mis sur orbite les siennes. Nous ajouterons à cela, évidemment, Obiora, l’orchestre de la diversité, mais aussi l’Orchestre classique de Montréal, dont le projet n’a plus rien à voir avec ce qu’était l’Orchestre de chambre McGill, d’ailleurs au bord du gouffre au moment de sa salutaire transfiguration.
Quatre nouveaux ensembles en dix ans, redéfinissant les propositions artistiques et amenant, chacun à sa manière, comme on le voyait dans la salle samedi, un autre public. Pour une discipline moribonde, ce n’est pas mal. Et alors que des institutions établies s’encroûtent ou s’enfoncent, comme nous l’avons vu jeudi dernier, c’est aussi assez nécessaire.
Une Carmen aguerrie
Alors, premier point : l’opéra en concert à la Maison symphonique c’est for-mida-ble. Entendre clairement la richesse de la partition orchestrale, avoir des chanteurs s’adressant clairement et distinctement à nous, c’est un plaisir parfait. Le travail le plus périlleux est pour le chef Francis Choinière, qui doit minutieusement équilibrer, même si les chanteurs sont derrière lui. Certaines phrases orchestrales restent un peu fortes parfois, mais ce n’est pas endémique du tout.
La « mise en espace » qui fait que les protagonistes bougent et interagissent en fonction de ce qui en passe, plutôt que de « réciter leur partition », confère au genre « opéra en concert » le minimum vital de lisibilité dramatique permettant de comprendre l’action. Donc, si la distribution est bonne, le mélomane a tout à gagner à entendre un opéra dans des conditions si optimales. Que ne donnerions-nous pas pour découvrir vraiment toutes les richesses harmoniques et subtilités de La reine-garçon de Julien Bilodeau dans ces conditions ?
Le grand intérêt était évidemment de voir enfin ici la flamboyante mezzo canadienne Wallis Giunta en Carmen, rôle qu’elle a abordé pour la première fois à Leipzig lors de la saison 20182019 et qu’elle a chanté ensuite à Francfort. Ayant abordé le rôle sur scène, la chanteuse à la carrière principalement européenne était très à l’aise, par exemple à l’acte II dans la danse bohémienne. Giunta n’en fait jamais trop. Sa sensualité procède d’une sorte de magnétisme inéluctable lié à un fatalisme froid et assumé. La destinée planait, grâce à elle, de la première à la dernière minute.
Adam Luther a tout à fait le profil du jouet et de l’instrument de cette fatalité. Distribuer Don José est un casse-tête, mais dans cette salle et ces circonstances, Luther utilise même ses limites (il n’est pas un stentor) pour réaliser, musicalement, de très belles choses (l’homme blessé dans « L’air de la fleur »). Comme on l’a entendu dans le Requiem de Verdi, le registre de mi-voix est davantage un filet qu’un registre maîtrisé, mais, enrobé dramatiquement, on s’y fait. Myriam LeBlanc avait déjà chanté Micaëla à Québec. Le rôle lui va très bien, et Hugo Laporte s’est bien amusé en Escamillo. Excellents comparses, la version de concert nous permettant notamment d’apprécier l’atout d’avoir un Zuniga aussi percutant qu’Alain Coulombe. Grand plaisir, aussi, d’avoir des gens — excellent choeur compris — qui chantent le français au lieu de baragouiner des choses comme au Metropolitan Opera.
L’une des prouesses de Francis Choinière est de ne jamais nous faire sentir dans un spectacle de « seconde zone » : le travail orchestral et choral est excellent, et on ne peut que lui souhaiter de poursuivre dans cette voie. D’ailleurs, son choix de revenir à l’essence de l’opéracomique, c’est-à-dire l’alternance d’airs et d’un dialogue parlé (certes minimal), au lieu des récitatifs, est tout à son honneur.