Vestiges francophones dans un Ontario anglophone
Dans une mer d’anglais, l’Ontario recèle plusieurs noms de villes francophones. Mais y parle-t-on vraiment français ?
Paris, Champlain, LaSalle, Belleville… L’Ontario recèle plusieurs noms francophones de municipalités. Mais y parlet-on encore français ? Ces vestiges de la présence franco-ontarienne, plusieurs fois menacés de disparition, peuvent aujourd’hui camoufler des populations majoritairement anglophones.
« Quand on voit un nom français, on se dit : “Il doit y avoir de la vie française ici”. Mais, souvent, ce sont des vestiges d’une histoire très ancienne, alors, […] des fois, ça ne résonne pas avec une réalité contemporaine », explique la professeure émérite au Département de géographie de l’Université d’Ottawa Anne Gilbert.
Les apparences sont en effet parfois trompeuses. Selon des données du recensement de 2021 de Statistique Canada compilées par Le Devoir, moins de 2 % des habitants de Belleville, entre Kingston et Toronto, ont indiqué avoir le français comme langue maternelle. Un pourcentage qui ne surprend pas Mme Gilbert, qui explique que la toponymie française de cette ville est « presque le résultat du hasard ». Sans véritable lien avec une présence francophone, elle a été nommée en l’honneur d’Annabella Wentworth, la femme de l’administrateur colonial britannique Francis Gore. « Il n’y a pas un coin qui est plus loyaliste, plus anglo-saxon, plus frileux par rapport aux questions francophones », juge Mme Gilbert.
Par contre, au nord et à l’est de l’Ontario, « il y a eu non seulement une toponymie française, mais aussi une vie française », ajoute l’ancienne directrice du Centre de recherche en civilisation canadienne-française. Ainsi, plus du tiers des habitants de la petite localité forestière de Chapleau ont le français comme langue maternelle. « Et quand on voit le tiers de francophones, pour les gens qui oeuvrent en milieu minoritaire, c’est une bonne proportion de francophones », avancet-elle. Plus au nord, le français est majoritaire à Dubreuilville, un « village typiquement franco-ontarien » enclavé dans une mer d’anglais, note l’historien indépendant, Diego Elizondo.
S’ils n’ont pas toujours reflété la réalité du terrain, les toponymes français ont été un important vecteur d’attraction. « C’était beaucoup plus accueillant pour les francophones […] parce qu’ils savaient qu’avec [ces noms], il y avait au moins une histoire franco-ontarienne de la localité », estime M. Elizondo.
De nombreux bastions de la francophonie dans la province, comme Hearst ou Hawkesbury, portent toutefois des noms anglais. Anciennement « très peu peuplés par les migrants britanniques », ils sont devenus majoritairement francophones grâce à l’immigration de locuteurs français qui quittaient la vallée du Saint-Laurent. « Mais les noms [anglophones] sont restés », souligne l’historien.
Un nom peut en cacher un autre
Chaque toponyme a une histoire différente. Et ceux qui demeurent ont plusieurs fois été menacés de disparition.
À la fin du XVIIIe siècle, le premier lieutenant-gouverneur du Haut-Canada, John Graves Simcoe, a « effacé tous les toponymes francophones et autochtones pour les remplacer par des toponymes anglophones », afin d’« asseoir le pouvoir colonial britannique », raconte Diego Elizondo. C’est ainsi que Fort Frontenac devint Kingston, et que la Baie du Tonnerre fut rebaptisée Thunder Bay.
La toponymie française a toutefois regagné du terrain au fil des siècles, notamment par la fondation de paroisses francophones. Mais certains noms, comme celui de Sudbury, ville autrefois appelée Sainte-Anne-des-Pins, n’ont pas perduré.
La fusion des municipalités, menée à la fin des années 1990 par le gouvernement conservateur de Mike Harris, a également eu pour effet « d’effacer un peu les toponymes », souligne le spécialiste en histoire franco-ontarienne. Si certaines villes ont été rassemblées sous un nom francophone, comme Rivière des Français, d’autres municipalités francophones ont été englobées dans de « grands ensembles avec des noms à prédominance anglophone ».
À une échelle plus « micro », l’Ordre de Jacques Cartier, fondé en 1926, a fait de l’instauration de noms de rues francophones un « cheval de bataille dans plusieurs localités », ajoute M. Elizondo. Un combat encore mené par la Société franco-ontarienne du patrimoine et de l’histoire d’Orléans, en banlieue d’Ottawa. « Je pense que les francophones continuent de comprendre l’importance d’avoir des noms qui leur ressemblent pour qu’ils se sentent chez eux », résume celui qui a cofondé l’organisme.
L’exception néo-brunswickoise
Toutes les municipalités au toponyme français étudiées par Le Devoir et situées en dehors du Québec, de l’Ontario et du Nouveau-Brunswick, sont aujourd’hui à forte majorité anglophone. On compte par exemple seulement 3 % de locuteurs natifs francophones à Crapaud, sur l’Île-duPrince-Édouard, et aucun à Roche Percée, en Saskatchewan.
Le Nouveau-Brunswick fait quant à lui exception, avec une écrasante majorité de francophones dans la plupart de ses villes aux toponymes français. « Il faut admettre que c’est le tiers de la population du NouveauBrunswick qui est française », souligne Mme Gilbert.
Ces 30 % de la population qui avaient, en 2021, le français comme seule première langue officielle parlée, ne sont « pas répartis équitablement », ajoute-t-elle. Ils se « concentrent le long de la côte et vers le sud ».
« Il n’y a pas un petit village français qui va survivre si la région ne l’est pas aussi, pour avoir un minimum d’institutions. […] Alors, souvent, ce n’est pas tant le lieu lui-même que la région plus large qui donne le ton. »