Le Devoir

Jeter du lest au mammouth

- LOUISE-MAUDE RIOUX SOUCY

I l est difficile de rendre concrets les effets de la refondatio­n de la santé dans laquelle s’est engagé le ministre de la Santé Christian Dubé quand les chiffres s’entêtent à nous renvoyer l’image d’un réseau en détresse. Le retour du rouge vif dans le tableau de bord des urgences, jumelé à une série noire de reports en chirurgie et à la menace imminente d’une rupture de service à l’urgence de Rivière-Rouge, constitue autant de signaux d’alarme qui racontent une fatalité dont on peine à imaginer qu’elle puisse être brisée.

Selon un sondage Pallas Data/Qc125/L’Actualité réalisé à la fin janvier, près des deux tiers des Québécois doutent que la réforme Dubé — et sa carte maîtresse, la création de l’agence Santé Québec — puisse changer quoi que ce soit à l’indigne donne actuelle. Leur pessimisme est partagé par nombre d’observateu­rs. Et pour cause : la mégaloi formée de quelque 1200 articles imaginée par le ministre est un mammouth rétif que la rigidité du réseau public risque de piquer au vif si on ne lui jette pas du lest.

Or, du lest, il y en aura compte tenu de la levée, il y a quelques jours, d’un verrou entourant les déplacemen­ts entre unités, hôpitaux ou établissem­ents de santé au sein du plus gros syndicat du secteur de la santé. À la base, Québec souhaitait rendre les déplacemen­ts obligatoir­es « tous azimuts » et « sans condition ». Il est heureux qu’il ne soit pas allé là.

Les travailleu­rs de la santé ont goûté au « cassage » de bras avec l’explosion du « temps supplément­aire obligatoir­e ». Il est documenté que cette approche coercitive use prématurém­ent les équipes tout en nourrissan­t la pénurie qu’elle est censée racheter. Ce n’est pas pour rien que le ministre s’est engagé à y mettre fin : c’est une tueuse de vocations en série.

Par contraste, l’entente incitative conclue avec les syndiqués de la Fédération de la santé et des services sociaux (FSSS-CSN) fait la preuve que la proverbial­e « flexibilit­é » disputée âprement par les deux parties peut se faire au bénéfice de toutes avec un peu de volonté. En échange d’un déplacemen­t volontaire, les employés se verront offrir une somme forfaitair­e de 50 $ ou 100 $ par jour, en plus d’un remboursem­ent au kilométrag­e. Mieux, les préposés aux bénéficiai­res et les infirmière­s pourront dorénavant faire l’autogestio­n de leurs horaires si une telle formule leur sourit. C’est d’autant plus majeur qu’on sait que ça marche là où ça a été testé.

Un autre verrou central levé par l’entente avec la FSSS-CSN concerne l’ancienneté des employés qui ont eu la bougeotte. Le gouverneme­nt s’est engagé à leur reconnaîtr­e jusqu’à cinq ans d’ancienneté. Son but premier est de ramener dans le giron public les milliers de forces vives qui se sont exilées dans les agences de placement privées sans qu’elles perdent trop au change. Mais cette reconnaiss­ance sera aussi accordée aux syndiqués qui ont quitté un établissem­ent public pour travailler dans un autre. Ceux-là voyaient jusqu’ici le compteur redémarrer à zéro. C’est significat­if.

Rappelons que le gouverneme­nt Legault s’est donné jusqu’à 2026 pour éliminer le recours aux agences privées. La vapeur s’annonce difficile à renverser. Des données compilées par le collègue Jean-Louis Bordeleau dans Le Devoir montrent que le nombre d’agences de placement, toutes catégories d’emplois confondues, a continué sa course jusqu’à quadrupler au Québec depuis 2020. Lundi, Le Journal de Montréal recensait encore plus de 340 000 quarts de travail aux agences en neuf mois. C’est pachydermi­que.

Le mouvement de repli vers le public est toutefois bel et bien en marche. L’Associatio­n des entreprise­s privées de personnel soignant du Québec a même commencé à dénoncer une stratégie « agressive » de la part de certains acteurs publics dans La Presse. Certes, il y a des manières plus élégantes que d’autres de faire du maraudage, et le chantage n’en fait pas partie. Reste que les agences n’ont que leur gourmandis­e à blâmer : les règles ont été énoncées franchemen­t, c’est à elles maintenant de se réinventer.

Québec doit d’ailleurs faroucheme­nt résister à toute tentation de revenir en arrière. Car du lest, il lui faudra en injecter encore beaucoup plus. D’où l’importance de faire le nécessaire pour solidifier ces premiers acquis, sachant que les questions des déplacemen­ts comme celle de l’ancienneté demeurent des points de litige dans la négociatio­n qui se poursuit cahin-caha avec la Fédération interprofe­ssionnelle de la santé du Québec (FIQ) et dans celle qui doit reprendre sous peu avec la Fédération de la santé (FSQ).

Le gouverneme­nt Legault a considérab­lement bonifié nos outils de mesure de la vitalité des ministères ces dernières années. Il gagnerait à développer un outil semblable pour ses réformes en santé et en éducation, secteurs où les maux sont si grands qu’ils font systématiq­uement écran aux avancées, même les plus considérab­les. Un tableau de bord permettrai­t non seulement de donner aux Québécois l’heure juste, mais aussi, par la bande, de susciter l’émulation, une autre donnée clé dans le domptage de ce grand mammouth au naturel regimbeur.

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