Multiculturalisme, ethnicisation et autres considérations identitaires
Il y a de ça quelques mois, j’ai rencontré par hasard à l’étranger un Canadien de l’Ontario. Nous avons parlé, en anglais. Puis, animé par une certaine proximité avec moi, il finit par me dire : « Je suis Canadien français. » Il avait un nom de famille francophone, un prénom anglophone, et il ne parlait pas français. Pareil pour sa mère : ils n’avaient jamais parlé français à la maison, mais ils étaient des « Canadiens français ». C’est là que j’ai compris que le multiculturalisme canadien, marginal au Québec, entretenait un sérieux problème d’ethnicisation et de racialisation : je n’ai ressenti aucune empathie nationale pour cette personne qui me parlait d’un lien ethnique, en anglais.
Les discussions des derniers jours révèlent que ce phénomène de renforcement de l’ethnie se répand au Québec. Nous le voyons tant dans les exemples présentés par Jean-François Lisée dans sa chronique du 24 février que dans les réactions à ceux-ci. Il y aurait une ethnie canadienne-française… les « Kebs ». D’un côté, les comportements dégradants anti-Kebs produisent l’ethnie québécoise, ou la reconduisent, en la racontant, en la moquant, en la dégradant, en la distinguant. Puis, d’un autre côté, on réagit sans surprise par un « nous », qui se défend, et j’en fais partie. Un penchant de ce groupe, cependant, est ethnonationaliste, c’est-àdire qu’il réfléchit en « pure laine ».
Ce que nous voyons à l’oeuvre est un procédé très classique d’ethnicisation canadienne. Pour bien le saisir, il faut relire Hubert Aquin et son texte des années 1960, « La fatigue culturelle du Canada français », paru en mai 1962 dans la revue Liberté. On y comprend qu’à l’époque déjà, on tentait d’ethniciser le Québec. L’auteur y raconte comment Trudeau père, « PET », tentait de projeter sur le Québec une réalité ethnique. Aquin, se justifiant par l’histoire des grandes migrations du XIXe siècle, dont il était lui-même issu, rétorquait : « La nation n’est pas, comme le laisse entendre Trudeau, une réalité ethnique. Il n’y a plus d’ethnies, ou alors fort peu. » C’est d’ailleurs notamment pour ce souci d’inclusion et d’exactitude historique que le terme « Québécois » aurait été adopté.
Et Aquin n’a peut-être jamais eu aussi raison. Les Québécois soit-disant purs sont très rares, ou largement mélangés. Ces mélanges sont multiples : Irlandais, Écossais, Autochtones, Grecs, Italiens, Portugais, Chiliens, Chinois, Allemands, Alsaciens, Sénégalais, Marocains, Algériens, et bien d’autres. En vérité, des pures laines, il y en a « fort peu ». L’une des raisons expliquant l’impression de cette sphère ethnique isolée, c’est notamment la minorisation perpétuelle du Canada fédéral racontant les Québécois comme des « Canadiens-Français ». L’anecdote ontarienne racontée plus haut est peut-être l’aboutissement de cet acharnement ethnicisant. Puis, c’est aussi le multiculturalisme canadien qui vient dire aux néo-Québécois qu’ils sont immigrants et non Québécois, et même qu’ils doivent vivre leurs différences.
Il existe aussi un phénomène historique venant perpétuer l’impression « pure laine ». Il faut comprendre que la modalité d’accueil du Québec a été pendant très longtemps l’adoption du français, et même la francisation des noms de famille. Cette francisation reconduit la perception d’une seule ethnie « pure laine ». Ainsi, l’historien Simon Jolivet rapporte que 30 % des Québécois ont des origines irlandaises. Et ça, ce ne sont que les Irlandais. Que faire des autres ethnies ou des Anglais francisés qui ont adopté des noms « purs » (Farnsworth devenant Phaneuf) ?
L’objectif ici n’est pas de dire que l’identité québécoise n’existe pas, ou même de se débarrasser complètement du concept d’ethnie. Ce n’est pas non plus d’inviter tout le monde à reconnecter avec ses « vraies racines ». Au contraire, mon texte est une invitation à embrasser la culture québécoise et à la défendre. Pensons à Aquin : il nous explique comment la nation québécoise repose sur une langue et une culture communes, et non pas sur l’ethnie.
Les ethnonationalistes et les antiKebs, qui sont probablement une minorité, ont raison en partie. Les ethnonationalistes ont raison de défendre la culture québécoise, mais ont tort de confondre culture, ethnie et nation. Les anti-Kebs ont raison de dénoncer une intégration problématique (coupes majeures dans la francisation et l’intégration sous le PLQ ; injonctions contradictoires Québec-Canada), mais ils ont tort de s’imaginer une culture québécoise inexistante et méprisable. En ne faisant pas ces différences, les deux groupes se retrouvent dans le même camp : ils imaginent un monde multiculturel, où la culture québécoise est scellée, inatteignable, et apparemment acquise par le sang et les parents. Ne devrions-nous pas, plutôt, mettre ces différences de côté, et nous penser ensemble?