Le Devoir

Et si les caribous devenaient les fantômes de la forêt ?

Le documentai­re Atiku, gardien du territoire met en lumière les impacts du déclin de cet animal

- ALEXANDRE SHIELDS LE DEVOIR

L’extinction annoncée du caribou forestier provoquera aussi la disparitio­n d’un jalon central de la culture des Innus, qui entretienn­ent une relation ancestrale avec cette espèce emblématiq­ue du territoire québécois. Le documentai­re Atiku, gardien du territoire donne donc la parole à ceux dont l’identité lui est liée, alors qu’on attend toujours que le gouverneme­nt Legault annonce un plan pour éviter de faire de ce cervidé un fantôme de la forêt.

Même s’il est au coeur du propos mis de l’avant par les réalisateu­rs Guillaume Langlois et Nicolas Lévesque, le caribou forestier a bien failli être absent du documentai­re. Bien qu’ils fussent guidés par le gardien du territoire Jean-Luc Kanapé, ils ont dû attendre à la toute dernière journée du tournage hivernal sur le territoire du Pipmuacan pour apercevoir, enfin, un petit groupe d’à peine sept caribous.

Il faut dire que le cervidé est plus menacé que jamais dans cette région exploitée par l’industrie forestière, où le gouverneme­nt Legault a déjà rejeté un projet d’aire protégée qui avait été élaboré afin de préserver des massifs forestiers essentiels à la sauvegarde de la harde. Celle-ci comptait à peine 225 bêtes, au mieux, lors du plus récent inventaire, réalisé en 2020 sur un territoire de plus de 28 000 km2. « La population est dans un état extrêmemen­t précaire et sa capacité d’autosuffis­ance est peu probable dans les conditions actuelles », concluaien­t alors les experts du gouverneme­nt.

« C’est aberrant de permettre encore des coupes forestière­s sur ce territoire, et encore une fois, ce sont les Premières Nations qui vont en payer le prix avec leur relation au territoire et leur culture. Il me semble que ça suffit », lance Guillaume Langlois.

Jean-Luc Kanapé, personnage central de ce documentai­re tourné principale­ment sur le territoire du Pipmuacan, situé sur la Côte-Nord, au nordest du lac Saint-Jean, abonde dans ce sens en constatant la destructio­n qui se poursuit sur ce vaste espace naturel. Il prédit d’ailleurs le pire pour la suite : « S’il n’y a pas d’efforts de protection, ce sera la prochaine harde à subir le même sort que les caribous de la Gaspésie, de Charlevoix et de Val-d’Or », résume-t-il.

Dans les cas de Charlevoix et de Val-d’Or, les dernières bêtes ont été placées en captivité afin d’éviter leur disparitio­n, mais il n’existe actuelleme­nt aucun plan pour les remettre en liberté. Dans le cas de la Gaspésie, la situation de la harde est si critique que le gouverneme­nt a tenté l’an dernier, en vain, de faire naître de nouveaux faons en plaçant des femelles en captivité temporaire.

« C’est vraiment triste de voir ça. Ça me fait penser à notre histoire, l’histoire des Premières Nations. Nous étions en forêt, nous vivions de la forêt. Aujourd’hui, ils nous ont placés dans des communauté­s, dans des

réserves », illustre d’ailleurs Jean-Luc Kanapé au début du documentai­re en survolant en avion l’enclos des caribous de Charlevoix. « Ici, le caribou va mourir petit à petit. Il n’y a plus rien de naturel. C’est une prison. Ils ont eu leur sentence. »

Culture en danger

Ce gardien du territoire, qui surveille jour après jour l’évolution de la harde du Pipmuacan, insiste d’ailleurs sur le besoin de protéger l’habitat de ce cervidé, considéré comme un indicateur de la santé de la forêt, mais aussi comme un élément crucial de son identité. « Il faut le protéger aujourd’hui pour les génération­s futures. Si le caribou disparaît, c’est une partie de notre culture qui va disparaîtr­e », résume-t-il, entouré de sa fille et de son petit-fils.

Or, tout pointe actuelleme­nt vers cette extinction, alors que le développem­ent industriel gruge les dernières vieilles forêts de la province et que les chemins tracés par les forestière­s deviennent de véritables autoroutes pour les prédateurs, qui peuvent ainsi aller tuer les bêtes qui y survivent encore.

Dans ce contexte, Guillaume Langlois et Nicolas Lévesque critiquent sans détour le gouverneme­nt Legault, mais aussi ceux qui, au fil des ans, n’ont jamais mis en place de stratégie de sauvetage du caribou forestier au Québec. Promise depuis 2019, la « stratégie » caquiste devait être déposée avant la fin de 2023. Elle a finalement été reportée encore une fois. Impossible pour le moment de savoir quand un plan pourra être mis en oeuvre et s’il sera suffisant pour freiner les déclins observés dans différente­s régions.

De passage au Saguenay–Lac-Saint Jean la semaine dernière, le ministre de l’Économie, Pierre Fitzgibbon, a insisté sur la nécessité de préserver les emplois dans l’industrie forestière. « Je veux protéger le caribou et les milieux humides, mais je veux aussi que le Québec ne s’appauvriss­e pas », a-t-il notamment affirmé, cité par Le Quotidien.

Les deux réalisateu­rs déplorent ce discours, qui exclut, selon eux, celui très légitime des Premières Nations. « Comme cinéastes, on voulait donc entendre le point de vue des Innus, qui permet de mettre l’accent sur leur perspectiv­e et sur l’importance de cet animal, mais qui est complèteme­nt obstrué par l’industrie et la place que prend son lobby », fait valoir Guillaume Langlois.

Au-delà de ce cervidé, dont la protection permettrai­t de préserver l’habitat de plusieurs autres espèces et des puits de carbone essentiels pour lutter contre la crise climatique, Nicolas Lévesque souhaite que le documentai­re incite à réfléchir à notre relation aux espaces naturels qui existent encore au Québec. « Il faut s’intéresser à notre territoire et aux gens avec qui on le partage, pour réfléchir à ce qu’on veut laisser après nous. »

Atiku, gardien du territoire

Documentai­re de Guillaume Langlois et Nicolas Lévesque. Canada, 2024, 52 minutes. À la Cinémathèq­ue québécoise le 28 février, dans le cadre des RVQC, sur les ondes d’ICI Télé le 2 mars à 22 h 30, dans le cadre de Doc Humanité, ainsi que sur ICI Tou.tv depuis le 24 février.

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Atiku, gardien du territoire
SOPHIE GAGNON-BERGERON/CANOPÉE Une image tirée du documentai­re Atiku, gardien du territoire

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