Le Devoir

De promesses en écueils

- BRIAN MYLES

Le gouverneme­nt Trudeau a évoqué l’urgence de protéger les mineurs contre l’exploitati­on sexuelle lors du dépôt du projet de loi C-63. Son partenaire de coalition, le chef du Nouveau Parti démocratiq­ue, Jagmeet Singh, a aussitôt rappelé que les libéraux auront mis 800 jours à livrer un projet qu’ils avaient promis de concrétise­r dans les 100 premiers jours de leur élection.

Cette remarque incisive nous rappelle à quel point la marche est laborieuse pour ce gouverneme­nt. Elle le sera tout autant avec le projet de loi sur les préjudices en ligne, puisqu’il englobe deux calamités bien distinctes : la protection des mineurs contre l’exploitati­on sexuelle et la répression du discours haineux. Le trait d’union entre les deux phénomènes, c’est qu’ils se produisent en ligne. Les dénominate­urs communs s’arrêtent là. En réunissant ces deux enjeux dans un seul et même projet, les libéraux préparent le terrain à une foire d’empoigne aux Communes.

Il n’y a personne avec un minimum de décence qui s’opposera à la protection des mineurs contre l’exploitati­on sexuelle, la diffusion d’images pornograph­iques et la sextorsion. Ces formes de violences qui affectent majoritair­ement les jeunes femmes brisent des vies et elles peuvent même mener au suicide, comme le rappelle la triste histoire d’Amanda Todd.

La victimisat­ion sexuelle ou l’intimidati­on d’un enfant en ligne n’ont pas leur place dans la société… Elles font pourtant partie de notre vie, gracieuset­é du mélange d’indolence, d’insoucianc­e et de cupidité des plateforme­s numériques. Comme l’affirmait la ministre du Patrimoine canadien, Pascale St-Onge, elles ont prouvé l’échec de leurs pratiques d’autorégula­tion.

Le mécanisme prévoyant le signalemen­t et le retrait des contenus offensants dans un délai de 24 heures, de même que les pénalités (jusqu’à 10 millions de dollars ou 6 % du chiffre d’affaires mondial) sont annonciatr­ices d’une reconfigur­ation des rapports de force et de la relation entre l’État et les plateforme­s numériques, pour autant que la bureaucrat­ie qui naîtra de cette réforme produise des résultats. Pendant de trop nombreuses années, le Canada et d’autres pays dans le monde ont interprété le concept de neutralité de l’Internet comme un incitatif à abdiquer leurs responsabi­lités, au point qu’ils ont permis la constituti­on de proto-États qui n’ont que faire des frontières et des lois. Cette époque est enfin révolue, comme en attestent les projets de loi qui se multiplien­t pour encadrer les GAFAM, au Canada comme au sein de l’Union européenne.

La partie du projet de loi portant sur la répression du discours haineux vient avec de sérieuses interrogat­ions. Comment un député pourra-t-il critiquer en son âme et conscience ces dispositio­ns sans se faire reprocher son ingratitud­e et son insensibil­ité sur le sort des enfants ? C’est l’arnaque qui sommeille au fond du projet de loi C-63. La fusion de ces deux questions risque d’envenimer les débats à la Chambre des communes.

Il y a pourtant des raisons de s’interroger sur la criminalis­ation du discours haineux, qui deviendra un crime à part entière dans le Code criminel, passible d’une peine d’emprisonne­ment à vie. Ce type de discours avilissant n’a pas sa place dans la société. Il n’y a qu’à traînasser dans les recoins pas si sombres de l’univers numérique pour voir poindre à l’horizon des propos révoltants. Seulement, la ligne de démarcatio­n entre la propagatio­n d’idées impopulair­es, protégées par le droit à la liberté d’expression, et le discours haineux n’est pas toujours bien comprise des groupes ou individus s’estimant lésés par la critique.

Le projet de loi précise qu’un contenu ne fomentera pas la haine pour la simple raison qu’il exprime du dédain ou une aversion, voire qu’il discrédite, humilie, blesse ou offense. Le projet épouse ainsi les contours de la jurisprude­nce de la Cour suprême, une forme de sagesse bien avisée. Dans des arrêts tout en finesse et en nuances, la Cour suprême a su protéger au fil des ans la liberté d’expression tout en réprimant sévèrement le discours haineux, dans une approche d’équilibrag­e des droits fondamenta­ux qui caractéris­e son action.

Par contre, le projet de loi accorde à la Commission canadienne des droits de la personne un pouvoir d’enquête sur l’expression du discours haineux en ligne. Une personne ou un groupe de personnes s’estimant lésés pourraient obtenir jusqu’à 20 000 $ en dédommagem­ent devant le Tribunal des droits de la personne. Cela revient à ranimer indirectem­ent le défunt paragraphe 13 de la Loi canadienne sur les droits de la personne, qui a mené à de tristes expédition­s punitives contre les propos offensants, au nom d’une lutte contre la discrimina­tion irrémédiab­lement teintée par la rectitude politique.

Ce potentiel de recul est bien présent dans le projet de loi C-63, et quelques experts l’ont souligné à chaud. Dans le tintamarre visant à protéger nos enfants, qui constitue le coeur du projet de loi sur les préjudices en ligne, cette menace à la liberté d’expression risque de ne pas recevoir l’attention qu’elle mérite.

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