De promesses en écueils
Le gouvernement Trudeau a évoqué l’urgence de protéger les mineurs contre l’exploitation sexuelle lors du dépôt du projet de loi C-63. Son partenaire de coalition, le chef du Nouveau Parti démocratique, Jagmeet Singh, a aussitôt rappelé que les libéraux auront mis 800 jours à livrer un projet qu’ils avaient promis de concrétiser dans les 100 premiers jours de leur élection.
Cette remarque incisive nous rappelle à quel point la marche est laborieuse pour ce gouvernement. Elle le sera tout autant avec le projet de loi sur les préjudices en ligne, puisqu’il englobe deux calamités bien distinctes : la protection des mineurs contre l’exploitation sexuelle et la répression du discours haineux. Le trait d’union entre les deux phénomènes, c’est qu’ils se produisent en ligne. Les dénominateurs communs s’arrêtent là. En réunissant ces deux enjeux dans un seul et même projet, les libéraux préparent le terrain à une foire d’empoigne aux Communes.
Il n’y a personne avec un minimum de décence qui s’opposera à la protection des mineurs contre l’exploitation sexuelle, la diffusion d’images pornographiques et la sextorsion. Ces formes de violences qui affectent majoritairement les jeunes femmes brisent des vies et elles peuvent même mener au suicide, comme le rappelle la triste histoire d’Amanda Todd.
La victimisation sexuelle ou l’intimidation d’un enfant en ligne n’ont pas leur place dans la société… Elles font pourtant partie de notre vie, gracieuseté du mélange d’indolence, d’insouciance et de cupidité des plateformes numériques. Comme l’affirmait la ministre du Patrimoine canadien, Pascale St-Onge, elles ont prouvé l’échec de leurs pratiques d’autorégulation.
Le mécanisme prévoyant le signalement et le retrait des contenus offensants dans un délai de 24 heures, de même que les pénalités (jusqu’à 10 millions de dollars ou 6 % du chiffre d’affaires mondial) sont annonciatrices d’une reconfiguration des rapports de force et de la relation entre l’État et les plateformes numériques, pour autant que la bureaucratie qui naîtra de cette réforme produise des résultats. Pendant de trop nombreuses années, le Canada et d’autres pays dans le monde ont interprété le concept de neutralité de l’Internet comme un incitatif à abdiquer leurs responsabilités, au point qu’ils ont permis la constitution de proto-États qui n’ont que faire des frontières et des lois. Cette époque est enfin révolue, comme en attestent les projets de loi qui se multiplient pour encadrer les GAFAM, au Canada comme au sein de l’Union européenne.
La partie du projet de loi portant sur la répression du discours haineux vient avec de sérieuses interrogations. Comment un député pourra-t-il critiquer en son âme et conscience ces dispositions sans se faire reprocher son ingratitude et son insensibilité sur le sort des enfants ? C’est l’arnaque qui sommeille au fond du projet de loi C-63. La fusion de ces deux questions risque d’envenimer les débats à la Chambre des communes.
Il y a pourtant des raisons de s’interroger sur la criminalisation du discours haineux, qui deviendra un crime à part entière dans le Code criminel, passible d’une peine d’emprisonnement à vie. Ce type de discours avilissant n’a pas sa place dans la société. Il n’y a qu’à traînasser dans les recoins pas si sombres de l’univers numérique pour voir poindre à l’horizon des propos révoltants. Seulement, la ligne de démarcation entre la propagation d’idées impopulaires, protégées par le droit à la liberté d’expression, et le discours haineux n’est pas toujours bien comprise des groupes ou individus s’estimant lésés par la critique.
Le projet de loi précise qu’un contenu ne fomentera pas la haine pour la simple raison qu’il exprime du dédain ou une aversion, voire qu’il discrédite, humilie, blesse ou offense. Le projet épouse ainsi les contours de la jurisprudence de la Cour suprême, une forme de sagesse bien avisée. Dans des arrêts tout en finesse et en nuances, la Cour suprême a su protéger au fil des ans la liberté d’expression tout en réprimant sévèrement le discours haineux, dans une approche d’équilibrage des droits fondamentaux qui caractérise son action.
Par contre, le projet de loi accorde à la Commission canadienne des droits de la personne un pouvoir d’enquête sur l’expression du discours haineux en ligne. Une personne ou un groupe de personnes s’estimant lésés pourraient obtenir jusqu’à 20 000 $ en dédommagement devant le Tribunal des droits de la personne. Cela revient à ranimer indirectement le défunt paragraphe 13 de la Loi canadienne sur les droits de la personne, qui a mené à de tristes expéditions punitives contre les propos offensants, au nom d’une lutte contre la discrimination irrémédiablement teintée par la rectitude politique.
Ce potentiel de recul est bien présent dans le projet de loi C-63, et quelques experts l’ont souligné à chaud. Dans le tintamarre visant à protéger nos enfants, qui constitue le coeur du projet de loi sur les préjudices en ligne, cette menace à la liberté d’expression risque de ne pas recevoir l’attention qu’elle mérite.