Un grand récit québécois conservateur et unidimensionnel
L’essayiste Étienne-Alexandre Beauregard et la Coalition avenir Québec partagent un même récit historique qui prend l’eau
Le nationalisme culturel (nos lois, nos traditions, notre conservatisme), lorsqu’il finit par prendre toute la place, cache le nationalisme politique et les enjeux sociaux
On tient souvent pour acquis que nos hommes et nos femmes politiques naviguent à vue. Pourtant, tout est écrit. On aurait pu prévoir le virage identitaire du Parti québécois, vers 2007, en lisant en amont Mathieu Bock-Côté, Jacques Beauchemin et Jean-François Lisée. La charte des valeurs québécoises n’était pas davantage une surprise en 2013. Et si nous remontons plusieurs décennies auparavant, même Duplessis ne faisait pas n’importe quoi : son autonomisme face au régime fédéral était largement emprunté à l’historien et sénateur Thomas Chapais. Et il pouvait compter sur l’historien Robert Rumilly pour venir justifier son entreprise.
Bref, pour prévoir où notre gouvernement risque de nous emmener dans les prochaines années, il faudra trouver l’intellectuel du parti. Et François Legault le tient, son grand écrivain. Mon Dieu, merci.
C’est tout un détachement du gouvernement Legault qui s’est retrouvé le 13 février dernier dans un bistro de la Grande Allée, à Québec. Il est rare de voir autant de ministres (Drainville, Jolin-Barrette, Lamontagne et Roberge) et un premier ministre participer au lancement d’un livre, dans ce cas-ci Le retour des Bleus. Les racines intellectuelles du nationalisme québécois (Liber). L’auteur est l’essayiste ÉtienneAlexandre Beauregard, qui participe souvent aux barbecues de David Santarossa, de Philippe Lorange et de Mathieu Bock-Côté. Il est également rédacteur de discours au cabinet du premier ministre, ce qui signifie qu’il écrit, littéralement, ce que François Legault dit. Ses mots et ses idées ont donc une certaine importance.
Beauregard ne multiplie pas les distinguos dans son ouvrage : depuis 1839, les Rouges seraient opposés aux Bleus. Les premiers, progressistes, rationalistes, individualistes, tenants du multiculturalisme tout en faisant la leçon au peuple, affrontent les seconds, conservateurs, empiristes, fiers de leur collectivité, tenants de la convergence culturelle afin de mieux respecter les aspirations du peuple. Les Bleus assument « l’histoire du Québec, depuis la Nouvelle-France jusqu’à nos jours, sans baisser les yeux », tandis que les Rouges veulent la faire disparaître.
Chez les Bleus, il y a eu Mercier (« issu du Parti rouge », mais « philosophiquement bleu », apprend-on), Duplessis, Lévesque et maintenant Legault. Chez les Rouges, il y a eu Durham, Godbout (« un Rouge de gauche », apprend-on également), Trudeau, Charest, Pratte, tout Québec solidaire et probablement Satan. Cette opposition entre les Bleus et les Rouges fonctionne bien parfois : il est vrai, par exemple, qu’il existe un fond bleu chez Lévesque.
Dans mes recherches sur Gérald Godin, j’ai également proposé l’idée que le député-poète, par sa vision de la politique moins idéologique que pragmatique, était une sorte de Bleu. Mais de là à voir les Rouges, qui ne semblent exister que pour être un repoussoir, comme les responsables de tous les péchés prétendument wokes, il y a quelques pas que je ne saurais franchir. Ces Rouges seraient même coupables d’« imposer toute une novlangue chargée politiquement, des “racisés” aux “personnes avec un utérus” en passant par les “allochtones” » !
Beauregard le dit bien : la force de la Coalition avenir Québec (CAQ) réside (ou résidait ?) dans son « nationalisme post-souverainiste ». Pour reprendre son erre d’aller, le parti doit réaffirmer sa volonté « de protéger le français en inscrivant la laïcité dans la loi et en adaptant l’immigration à la capacité d’intégration du Québec ». Voici ce qui peut contribuer à expliquer les dernières semaines à l’Assemblée nationale.
Doit-on se surprendre que le ministre Jean-François Roberge ait proposé un petit coup d’angoisse identitaire à propos de l’immigration lors d’une conférence de presse où on sentait la panique : « Oui, il y a des choses qui sont menacées, il y a des services qui sont menacés, il y a une manière de vivre qui est menacée lorsque les nombres [de demandes d’asile] sont trop grands. » On s’inquiète ou on feint de s’inquiéter de l’influence délétère des étrangers, comme on parlait des communistes à une certaine époque. Ils risquent de scrapper notre beau récit identitaire. Selon toute vraisemblance, la CAQ souhaite revenir à son vieux rock.
Faiblesses
Les faiblesses de l’essai de Beauregard seront aussi celles de la CAQ, parce qu’ils partagent un même récit historique qui prend l’eau. L’opposition transhistorique entre Rouges et Bleus, que Beauregard ne veut pas assimiler à celle qui existe entre les partis bleu et rouge en politique canadienne-française, est pourtant sans cesse rabattue sur cette seconde. Les intentions de Durham, vite expédiées (et mal comprises à propos de la responsabilité ministérielle), n’ont pas fondé la tradition rouge, à chercher notamment du côté de Papineau, plutôt absent de l’ensemble.
L’association entre républicanisme et les Bleus ne va pas de soi non plus. Mais ce ne sont là que des détails puisque, voyez-vous, les conservateurs semblent avoir le monopole de l’histoire. Voilà qui enrage. Cela doit bien faire cent fois que je cite les mots de Fernand Dumont, écrits en 1958 : « Il faut qu’on nous donne une autre histoire qui ne nous apprenne pas seulement que nos pères ont été vaincus en 1760 et n’ont plus fait ensuite que défendre leur langue ; une histoire qui nous les montre réclamant les libertés politiques en 1775 et 1837 ; une histoire qui ne masque plus la naissance du prolétariat à la fin du XIXe siècle par un chapitre sur les écoles séparées. »
Ce n’est guère nouveau : le nationalisme culturel (nos lois, nos traditions, notre conservatisme), lorsqu’il finit par prendre toute la place, cache le nationalisme politique et les enjeux sociaux. En lisant le livre de Beauregard et en voyant les actions de son employeur, convoquant un grand récit québécois conservateur et unidimensionnel qui oblitère notamment les questions sociales (une crise du logement, par exemple), la tâche de cet autre récit, comme le sous entend Fernand Dumont, est plus impérieuse que jamais. Cela dit, établir l’histoire rouge du Québec doit bien être une tâche de Rouge.