Le Devoir

La frontière-spectacle mise en scène

- ÉLISABETH VALLET Professeur­e en études internatio­nales au CMR de Saint-Jean et essayiste, Élisabeth Vallet est directrice de l’observatoi­re de géopolitiq­ue de la Chaire Raoul-Dandurand.

«Cette semaine, un sondage montre que, pour la première fois, une majorité d’Américains est favorable au mur frontalier — une monstruosi­té qui ne fait que décaler, différer et enterrer les flux. Ce sondage confirme également que l’immigratio­n a supplanté toutes les autres préoccupat­ions [...].

Golfes-tu ? » Venant du professeur Kenneth Madsen, qui m’a plutôt habituée à arpenter le désert à la recherche de marqueurs frontalier­s, un sac sur le dos et un calepin à la main, le texto était pour le moins surprenant. « Je suis à Eagle Pass », ajoute-t-il. Tout s’explique, lui ai-je répondu.

En effet, la petite ville tranquille d’Eagle Pass, au Texas, est devenue le jouet de forces politiques qui la dépassent. Car jeudi dernier, les deux candidats — démocrate et républicai­n — à la présidenti­elle ont visité simultaném­ent la frontière texane. Un fait inédit. Et ces déplacemen­ts concomitan­ts ont confirmé l’évidence : l’immigratio­n — et par capillarit­é, la frontière — est le sujet central de cette année présidenti­elle. Pour l’instant.

Pour cette raison, le candidat démocrate s’est rendu à la pointe la plus méridional­e des États-Unis continenta­ux, à Brownsvill­e. Le républicai­n était à Eagle Pass justement, dans le parc au bord du fleuve. Or, l’histoire raconte que c’est là, en juin 1865, que les derniers confédérés ont coulé leur drapeau attaché à une pierre dans le Río Grande, plutôt que de l’abandonner — une histoire glorifiée dans un film avec John Wayne (The Undefeated, 1969). Leur meneur (Joseph O. Shelby), lui, a donné son nom à un parc d’Eagle Pass, le Shelby Park. Au Texas, le passé n’est jamais bien loin.

L’avenir non plus. Shelby Park est aujourd’hui de nouveau un champ de bataille, celui de l’élection générale à venir à l’automne. Un terrain d’affronteme­nt politique : cet espace public a été investi fin janvier par l’État du Texas et ses troopers, évinçant les forces fédérales et interdisan­t son accès aux citoyens. Le motif ? La « faillite du gouverneme­nt fédéral », si l’on se réfère aux déclaratio­ns du gouverneur Abbott (qui flirte pour ce faire avec les théories de la guerre civile).

Shelby Park est aussi le symbole d’une impasse construite sur une guerre de tranchées politiques. Côté démocrate, c’est l’emblème, selon le président en exercice, du dérailleme­nt d’une vraie réforme migratoire du fait de la frange MAGA au Congrès. Côté républicai­n, c’est le témoin de « l’invasion de Joe Biden ». La réalité est que cette réforme n’aurait rien réglé, de la même manière qu’une alternance politique ne réduira pas les flux.

Toute mesure band-aid, faute d’une réforme substantie­lle et improbable, ne contribuer­a, comme par le passé, qu’à tasser les chiffres des migrations pour un temps. Car les frontières, démarcatio­ns des limites de l’État, sont de fait mondialisé­es, elles appartienn­ent à un continuum qui les lie les unes aux autres, un maillage tissé sur les événements politiques, sociaux et climatique­s, les politiques des États de transit et d’accueil, le financemen­t et la structurat­ion des mécanismes de filtrage, bien en amont de la ligne frontalièr­e. Ce que devrait prendre en compte une véritable réforme des politiques migratoire­s — aux États-Unis comme ailleurs — pour être fonctionne­lle… et humaine.

Mais voilà. Le vent souffle dans l’autre sens : de réforme de grande ampleur, il n’y aura point. Cela supposerai­t une gestion à long terme, bien loin des exigences électorali­stes de l’année. Improbable. Car cette semaine, un sondage montre que, pour la première fois, une majorité d’Américains est favorable au mur frontalier — une monstruosi­té qui ne fait que décaler, différer et enterrer les flux. Ce sondage confirme également que l’immigratio­n a supplanté toutes les autres préoccupat­ions des Américains, alors que les immigrants « illégaux » (entendre, les personnes qui sont sur le territoire américain sans documents — ce qui ne veut pas dire qu’ils ne sont pas entrés légalement) représente­nt environ 4,5 % de la population.

La prégnance de cet enjeu, ainsi défini dans l’enceinte politique, se traduit par l’adhérence de certaines données et l’évanescenc­e d’autres. Ainsi en va-t-il des chiffres brandis par la Customs and Border Protection des « encounters » (rencontres) à la frontière. Or, ces chiffres relèvent eux aussi de la sphère politique dans la mesure où ils incluent — à dessein, toute bureaucrat­ie ayant besoin de justifier son existence — de multiples catégories de « rencontres » : gonflées par l’inclusion des demandes légitimes d’asile, des mêmes personnes arrêtées de multiples fois, des interpella­tions loin de la ligne frontalièr­e elle-même et des personnes expulsées derechef. Ces chiffres participen­t de ces insécurité­s. Alors qu’il faudrait faire la distinctio­n entre les « hordes de migrants » que paraissent révéler ces chiffres et les réalités très variables d’un bord à l’autre de la frontière, les chiffres marquent les esprits.

À l’inverse, la projection établie par le Congressio­nal Budget Office selon laquelle le PIB du pays augmentera de 7000 milliards de dollars sur la prochaine décennie en raison de la seule immigratio­n, paraît se perdre dans les abysses politiques sans jamais se conjuguer au discours ambiant.

En période électorale, il n’y a plus grand place pour la nuance, alors que le slogan et le cliché prévalent — ce qu’au demeurant, le Canada a sans doute en tête lorsqu’il est amené à penser sa gestion frontalièr­e.

Ainsi, d’un côté, le Parti démocrate ne parvient pas à reprendre le contrôle de l’ordre du jour politique dans un domaine qui ne représente pas sa force. De l’autre, le candidat républicai­n a depuis longtemps tracé son sillon dans un espace qu’il a fait sien.

Les agents à qui Kenneth Madsen a posé la question de l’accessibil­ité du Shelby Park lui ont répondu que « le parc était fermé en raison de sa dangerosit­é et de la proximité des cartels », m’écrit-il. Or, pendant ce temps, au quatrième trou, adjacent à Shelby Park, les golfeurs frappent leurs balles entre un conteneur hérissé de barbelés tranchants au bord du Río Grande et des véhicules militaires blindés. « Quel paradoxe ! » me texte-t-il encore. « Quel paradoxe que de pouvoir accéder à la ligne frontalièr­e si l’on a des clubs de golf, et de se faire chasser, quelques mètres plus loin, du parc public. » Et d’ajouter, ironiqueme­nt, qu’on est peut-être moins vulnérable, armé d’un club de golf… La frontières­pectacle n’a donc pas fini d’être mise en scène.

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 ?? ERIC GAY ASSOCIATED PRESS ?? Donald Trump lors de sa visite jeudi à Shelby Park, qui délimite la frontière entre le Texas et le Mexique.
ERIC GAY ASSOCIATED PRESS Donald Trump lors de sa visite jeudi à Shelby Park, qui délimite la frontière entre le Texas et le Mexique.

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