La France inscrit la liberté d’avorter dans sa constitution
Réforme historique ou simple manoeuvre politique ? Dès lundi, la liberté d’avorter devrait être inscrite dans la Constitution française. Une première mondiale, selon les experts constitutionnels. Après avoir été approuvée par l’Assemblée nationale puis par le Sénat, cette inscription devrait l’être par les élus des deux chambres réunis en Congrès à Versailles lundi. Le texte doit être voté à la majorité des trois cinquièmes, ce qui ne devrait guère poser problème, l’initiative d’Emmanuel Macron ayant obtenu le soutien d’une large majorité transpartisane.
Lundi, à moins d’une surprise, le Congrès devrait donc inscrire à l’article 34 de la Constitution, qui énumère certaines prérogatives des lois adoptées par le Parlement, que « la loi détermine les conditions dans lesquelles s’exerce la liberté garantie à la femme d’avoir recours à une interruption volontaire de grossesse [IVG] ».
Contrairement à de nombreux pays, dont les États-Unis, en France, le droit à l’avortement fait consensus dans tous les partis politiques depuis l’adoption de la loi Veil en 1975. C’est d’ailleurs une majorité de droite dirigée par Valéry Giscard d’Estaing qui l’avait fait adopter.
« Mimétisme » des États-Unis ?
Si personne ne conteste le droit d’avorter, pourquoi donc l’inscrire dans la Constitution ? On se souviendra que le président français avait fait cette proposition après qu’en juin 2022, la Cour suprême américaine était revenue sur l’arrêt Roe v. Wade, qui imposait à tous les États de garantir le droit d’avorter jusqu’à 24 semaines après la conception.
C’est pourquoi la députée de Franche-Comté Annie Genevard s’y est opposée. Cette réforme, dit-elle, vise à « répondre à un problème qui se pose aux États-Unis […]. Ce droit n’est pas menacé au sein de notre pays ». Il s’agit d’« une initiative à caractère idéologique qui […] relève d’un simple mimétisme avec les États-Unis, où la question de l’avortement, contrairement à la France, s’impose dans la vie politique », écrivait aussi l’historien et essayiste Maxime Tandonnet dans Le Figaro. D’autant qu’en France, contrairement aux États-Unis, ce droit relève d’une décision de l’assemblée nationale et non pas d’une simple décision des juges.
Un argument qui n’a pas eu l’air de convaincre les partisans de l’inscription dans la Constitution, d’ailleurs soutenus par 86 % des Français, selon un sondage IFOP de novembre 2022.
« La France serait le premier à inscrire la liberté d’avorter dans la Constitution, écrit dans Le Monde l’avocate Rachel-Flore Pardo. Ce serait une avancée historique qui enverrait un signal puissant aux femmes de l’Union européenne et du monde. La France deviendrait une boussole en matière de protection des droits des femmes et montrerait la voie à suivre pour que d’autres États donnent à cette liberté fondamentale toutes les garanties requises. »
Au contraire, pour la philosophe Chantal Delsol, qui s’exprimait dans Le Figaro, cet amendement vise essentiellement à affirmer « que le débat est clos ; fermez le ban ; on ne discute plus de ce sujet, on ne tolère plus le débat. C’est une décision d’intolérance ».
Au Sénat, le débat a largement porté sur la formulation du texte. Alors que la proposition issue de l’Assemblée nationale parlait du « droit » à l’IVG, le Sénat a préféré opter pour « la liberté » de la femme de mettre fin à sa grossesse. Selon le sénateur Philippe Bas, la notion de « droit » offrirait une définition plus maximale, alors que celle de « liberté » rendrait plus facile au législateur de définir les conditions et limites de son exercice. Le Conseil d’État juge quant à lui que ces deux termes n’ont « pas une portée différente » et que, quelle que soit la formulation, l’État pourra en fixer les limites. Les élus se sont finalement entendus sur un « droit garanti » à l’IVG.
Un « catalogue de droits »
Chez les élus, le débat principal a essentiellement opposé les tenants de la constitutionnalisation à ceux qui estimaient que cette liberté n’avait rien à faire dans la loi suprême du pays. C’était notamment l’opinion du président du Sénat, Gérard Larcher, pour qui la Constitution n’est pas « un catalogue de droits sociaux et sociétaux ». Ce qui a valu au sénateur des Yvelines une volée de bois vert, dont une tribune dans Madame Figaro relatant une pétition signée, entre autres, par la Nobel Annie Ernaux et les comédiennes Sophie Marceau, Julie Gayet, Jeanne Balibar, Agnès Jaoui et Muriel Robin. Selon elles, « pour les femmes, rien n’est jamais acquis » et « l’exception française est un combat de chaque instant ».
Le grand juriste français Guy Carcassonne, aujourd’hui décédé, avait l’habitude de dire que l’« État de droit » était devenu depuis un certain nombre d’années « des tas de droits ». Ce point de vue a été particulièrement défendu par la juriste Anne-Marie Le Pourhiet, selon qui « la Constitution n’est ni un sapin de Noël ni un catalogue », mais sert à définir « le statut d’un État, fixant les règles de dévolution, de répartition et d’exercice du pouvoir politique et déterminant son contrat social au service de l’intérêt national ».
Elle ne serait donc pas le lieu où inscrire des droits particuliers garantis à des minorités ou à certains groupes de la population. Selon elle, ce texte est « de pur affichage », puisque le droit à l’avortement jouit déjà d’une garantie constitutionnelle par la jurisprudence du Conseil d’État.
Une réforme inutile ?
Au Sénat, le débat a largement porté sur la formulation du texte. Alors que la proposition issue de l’Assemblée nationale parlait du « droit » à l’IVG, le Sénat a préféré opter pour « la liberté » de la femme de mettre fin à sa grossesse.
« Si le Conseil constitutionnel était saisi d’une loi interdisant ou restreignant significativement l’interruption volontaire de grossesse, écrit dans La Croix la juriste Clotilde Brunetti-Pons, il la jugerait sur le fondement du bloc de constitutionnalité, non conforme à la Constitution. »
Un argument auquel les opposants rétorquent qu’il est toujours plus facile de faire adopter une loi que de modifier la Constitution. Même si la formulation précise bien que la loi « détermine les conditions dans lesquelles s’exerce » cet IVG et qu’elle peut donc en restreindre ou élargir la pratique comme bon lui semble.
« À l’heure où le droit à l’avortement subit des régressions dans de nombreux pays, ce vote est indispensable », selon la présidente de Médecins du monde, Florence Rigal.
Parmi les opposants, des médecins se sont inquiétés de la clause de conscience qui garantit en France le droit des professionnels de la santé de ne pas participer à un avortement. La loi de 1975 affirme en effet qu’« aucune sage-femme, aucun infirmier ou infirmière, aucun auxiliaire médical, quel qu’il soit, n’est tenu de concourir à une interruption de grossesse ». Selon eux, la disparition de cette clause de conscience, que les élus ont refusé d’inclure dans l’amendement constitutionnel, provoquerait de nombreuses démissions, ce qui aggraverait la pénurie de personnel médical durement ressentie dans plusieurs régions.
Ce n’est pas la première fois que des élus souhaitent inscrire un nouveau droit dans la Constitution française. Lors des révisions de 2018 et de 2007, certains avaient voulu y graver en lettres d’or le « droit à l’eau » ou l’« égalité des chances ». Pas moins d’une centaine de projets d’amendement avaient alors vu le jour.