Le Devoir

Le mépris des écrivains de Pierre Fitzgibbon

- Jérémie McEwen L’auteur est essayiste et professeur de philosophi­e au collège Montmorenc­y.

Il semble de bon ton, dans le gouverneme­nt québécois actuel, d’afficher sa pensée en passant par-dessus le filtre des médias. À deux reprises, des ministres ont récemment défendu leur cause dans des lettres ouvertes, que ce soit pour soutenir le bien-fondé de leurs démarches en matière d’énergie « verte » dans la filière batterie sans passage par un examen du BAPE ou pour faire un plaidoyer en faveur de leur vision en matière de droits des propriétai­res et des locataires.

Je pèse mes mots : c’est de bonne guerre. Tels des présidents américains qui aiment bien, quand l’heure est grave, faire une « address to the nation » en parlant directemen­t à la caméra pendant quelques minutes, les auteurs de ces deux textes, Pierre Fitzgibbon et France-Élaine Duranceau, respective­ment ministre de l’Économie, de l’Innovation et de l’Énergie et ministre responsabl­e de l’Habitation, ont pris la voie de la littératur­e, la préférant à celle du cinéma, pour se mettre en scène devant le public de la nation sans intermédia­ire.

La critique des médias — et la volonté de passer outre leur habitacle pour transmettr­e un message au plus grand nombre — est une posture qui peut fonctionne­r, même si je ne la partage pas. Je crois personnell­ement à l’importance d’un quatrième pouvoir indépendan­t et fort (et même militant parfois, dans les limites du raisonnabl­e) pour assurer un essentiel contrepoid­s à un gouverneme­nt très fortement majoritair­e, qui a eu un premier mandat marqué par l’oubli de ce que signifie le mot « opposition ».

Mais il est possible, j’insiste, de défendre un amincissem­ent du pouvoir médiatique — et un amincissem­ent des contrepoid­s démocratiq­ues — en ayant une confiance très grande envers le gouverneme­nt et ses hommes et femmes d’affaires dirigeants. Ils savent comment ça marche, ces affaires-là, alors taisons-nous et suivons nos chefs. C’est possible de penser comme ça.

Mais. Mais il n’est pas possible, si on pense comme ça, de prétendre comprendre quoi que ce soit à l’art. L’instrument­alisation des mots pour renforcer un pouvoir existant (et non pour en créer un nouveau) est ni plus ni moins la définition de la propagande. J’explique, pour quiconque en aurait besoin : Pierre Fitzgibbon et France-Élaine Duranceau ne sont pas des écrivains. Ils sont des gens d’affaires, des dirigeants, des personnes de pouvoir. Or, la littératur­e et les mots sont un pouvoir à part entière, un pouvoir autre, et qui s’en sert en connaissan­ce de cause sait que jamais ils ne doivent être que de simples moyens en vue d’une fin.

Les militants et les raconteux d’histoires ne deviennent pas forcément des écrivains. Les militants et les conteurs sont partout, dans la rue en face du métro pour enrober une quête de trente sous, au Parlement jusqu’à ce qu’ils claquent la porte, dans les salles de classe, dans les hôpitaux et les entreprise­s, autour d’un feu ou d’une table de cuisine.

Dans la vie, cher Fitz, on n’écrit pas bêtement pour militer et raconter. Je vous invite à consulter la page un d’un plan de cours de création littéraire, s’il vous plaît. On écrit pour prendre un pouvoir. Dans les mots de Neige Sinno, autrice de Triste Tigre, on écrit parce qu’on peut. Même si vous faites semblant, vous ne le pouvez pas. Vous n’en avez ni les compétence­s ni le souffle. Vous ferez cette usine, comme votre collègue Duranceau a fait le projet de loi 31, parce que vous le pouvez. Ça, je ne pourrais pas le faire. Mais nous, nous écrivons parce que nous le pouvons. Je ne suis pas du tout élitiste : je revendique mon champ de compétence. Il est artistique, alors que le vôtre est gravement provincial.

Quand vous dites, cher Fitz, que « les gens qui veulent inventer des histoires devraient écrire des romans, les militants devraient publier des essais », vous piétinez l’identité québécoise, que votre gouverneme­nt feint de tenter de défendre. Notre identité vit dans ces histoires, dans ces essais, dans ces poèmes et dans ces pièces de théâtre.

Avez-vous vu la pièce de théâtre La dernière cassette, d’Olivier Choinière ? Je parie que non. Un homme tanné tourne le dos à la société. Quand je vous entends, je le comprends, mais je travaille très fort pour ne pas faire pareil.

Quels sont les trois derniers essais québécois que vous avez lus ? Lisez donc un livre de mon ami Mustapha Fahmi : aucune militance, que de la sagesse, dont vous manquez cruellemen­t dans votre rejet de la littératur­e du revers de la main.

Les élections sont loin, dit-on. Soit. Mais au moins de l’autre côté, chez ce vieux parti ressuscité l’an dernier, on sent un réel souci de la culture et de l’identité québécoise­s, et non des nananes vaguement anti-immigratio­n et anti-signes religieux nés dans des focus

groups sans vision du monde.

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