Les frères ennemis
Il était quasi surréaliste de voir Lucien Bouchard et Jean Charest réunis jeudi soir sur les mêmes plateaux de télévision pour parler de l’homme qui avait joué un si grand rôle dans l’histoire du pays et dans leurs propres vies. On avait l’impression d’assister à un entretien privé entre deux amis qui ne s’étaient pas vus depuis un certain temps tellement la complicité était au rendez-vous. C’était comme si la rancune et la rivalité qui avaient si longtemps caractérisé leur relation avaient fondu sous l’effet des lumières des studios de TVA et de Radio-Canada où ils avaient pris place, tous deux impatients de raconter leurs souvenirs doux-amers de leur compagnon perdu.
La mort de Brian Mulroney nous rappelle à quel point le 18e premier ministre du Canada — et fier fils du Québec — a fait vibrer le pays pendant une époque charnière de son histoire politique. MM. Bouchard et Charest, tous deux membres de son Conseil des ministres à la fin des années 1980, en savent quelque chose. D’abord compagnons d’armes relativement à l’accord constitutionnel du lac Meech, ils ont vu leur relation tourner au vinaigre après que M. Charest eut présidé un comité de la Chambre des communes qui avait proposé que l’on apporte des révisions à l’accord afin de gagner l’appui des provinces récalcitrantes. Outré, M. Bouchard avait claqué la porte du gouvernement, mettant en même temps fin à une amitié vieille de 30 ans avec M. Mulroney.
La brèche paraissait irréparable. L’échec de Meech avait semé l’amertume entre les deux hommes et M. Bouchard, en créant le Bloc québécois, avait effectivement signé l’arrêt de mort du Parti progressiste-conservateur au Québec. Or, a-t-on appris jeudi soir de la bouche même de M. Bouchard, les deux hommes s’étaient réconciliés durant les derniers mois de vie de M. Mulroney. La nouvelle a tiré les larmes de beaucoup de téléspectateurs. Personne n’a pu rester insensible au témoignage de M. Bouchard.
Jeudi soir, M. Bouchard a qualifié Meech de « quelque chose d’extraordinaire », comme si, lui aussi, il aurait préféré que l’accord réussisse. « J’étais pour l’accord du lac Meech. Je pensais que c’étaient des grands gains pour le Québec, que ça faisait en sorte qu’on pouvait se sentir dans la famille canadienne […]. »
« On est redevenus de vrais amis, a-t-il confié à Céline Galipeau au Téléjournal de Radio-Canada. Ma tristesse, je pense qu’elle se double de beaucoup de nostalgie pour les années qui nous ont été enlevées. Ce n’est pas les autres qui nous les ont enlevées, les années, c’est nous qui nous les sommes enlevées par des différends politiques. Pas des différends bénins, c’était très important, c’étaient des convictions profondes de part et d’autre, mais d’autant plus douloureuses qu’elles s’attaquaient à une amitié qui date de notre jeunesse. »
Que se serait-il passé si les deux hommes avaient su résoudre leurs différends en 1990 au lieu de devenir des ennemis politiques ? Si, en pleine crise de la ratification de Meech, Lucien Bouchard n’avait pas décidé de rédiger un télégramme, envoyé et lu à la réunion du Conseil national du Parti québécois en mai 1990, qui le faisait renouer avec le souverainisme avant même que l’accord eût été enterré ? Les Québécois auraient sans doute préféré que les deux hommes s’entendent. Mais leur rupture a privé M. Mulroney du legs politique qu’il aurait le plus souhaité laisser en héritage comme premier ministre.
« Si le Québec est affaibli, le Canada est affaibli, avait déclaré Brian Mulroney en pleine campagne électorale, en 1984, dans le fameux discours de Sept-Îles que M. Bouchard avait lui-même rédigé. Nous allons, espérons-le et de bonne foi, convaincre l’Assemblée nationale du Québec de donner son assentiment à une nouvelle constitution avec honneur et enthousiasme. »
Six ans plus tard, au lendemain de la mort de Meech, M. Mulroney s’était adressé aux Canadiens pour témoigner sa tristesse. « Je veux dire à mes concitoyens du Québec à quel point je suis désolé que le Québec n’ait pas pu, cette fois-ci, réintégrer la famille constitutionnelle dans l’honneur et l’enthousiasme. Mais je préfère avoir échoué en essayant de faire avancer la cause de l’unité canadienne que de n’avoir pas pris le risque, de n’avoir rien fait et d’avoir critiqué les efforts des autres. »
Cette dernière remarque fut surtout une flèche décochée à Pierre Elliott Trudeau, qui avait mobilisé les fédéralistes du Canada anglais opposés à la reconnaissance du Québec comme « société distincte » dans la Constitution. Mais aussi à M. Bouchard.
Jeudi soir, M. Bouchard a qualifié Meech de « quelque chose d’extraordinaire », comme si, lui aussi, il aurait préféré que l’accord réussisse. « J’étais pour l’accord du lac Meech. Je pensais que c’étaient des grands gains pour le Québec, que ça faisait en sorte qu’on pouvait se sentir dans la famille canadienne, puisqu’on y faisait une place qui était configurée de façon à respecter notre identité… Malheureusement, le fait que ça ait échoué, ça a provoqué le contraire. Et depuis ce temps-là, ça s’est beaucoup déglingué. »
Ironie du sort s’il en est. Brian Mulroney aura tout donné pour remplir sa promesse faite il y a près de 40 ans à Sept-Îles. Quoi qu’il advienne, les Québécois lui doivent leur gratitude.