Le Devoir

Ce que nous avons appris du traumatism­e du génocide au Rwanda

Un processus de réconcilia­tion douloureux a permis à ses habitants de se reconstrui­re

- L’autrice est essayiste et professeur­e en relations internatio­nales. Maïka Sondarjee

Au début du mois, dans le village rwandais de Ngoma, il faisait une chaleur accablante tandis qu’une centaine de volontaire­s déterraien­t une fosse commune datant de 1994. Le symbole d’une hécatombe dont on souligne les 30 ans cette année, découvert pourtant récemment sous une maison.

Une foule regardait les volontaire­s s’affairer au loin, depuis une colline de terre rouge. Beaucoup d’entre eux ont perdu de la famille lors du génocide des Tutsis au Rwanda. Trouver les corps des êtres aimés permettra à certains d’apaiser un peu leurs coeurs et d’accompagne­r les leurs dans un peu plus de dignité. Les prochaines semaines serviront à identifier les 210 dépouilles retrouvées.

Une enquête sur cette fosse commune avait débuté en octobre, après que quelqu’un eut donné des informatio­ns aux autorités quant au rôle potentiel de la famille propriétai­re du terrain dans le génocide. Cinq de ses membres font actuelleme­nt l’objet d’une enquête pour dissimulat­ion de preuve et complicité de génocide, selon l’Agence France-Presse.

La découverte de ce type de charnier est tristement commune dans ce pays marqué à jamais par un traumatism­e transgénér­ationnel. En avril 2023, 1100 personnes assassinée­s avaient été exhumées d’une fosse commune du district de Rusizi, située sur un terrain appartenan­t à une paroisse catholique. Quatre ans auparavant, environ 30 000 corps avaient été trouvés dans l’est du pays. La même année, 5000 autres dans le district de Gatsibo. L’associatio­n Ibuka, qui regroupe des survivants du génocide, affirme que les dépouilles de plus de 100 000 personnes auraient été découverte­s enfouies un peu partout dans le pays ces cinq dernières années.

Comment les Rwandais ont-ils survécu après cette infamie ? Les Nations unies estiment qu’entre 800 000 et 1 000 000 de personnes (en majorité des membres de la minorité tutsie) ont été assassinée­s en 1994, ciblées par le gouverneme­nt extrémiste hutu alors en place. Un génocide s’est déroulé en quelque 100 jours, dans l’inaction du reste du monde. Un massacre de voisins par des voisins dans ce petit pays d’Afrique de l’Est. L’un des massacres les plus marquants de l’Histoire, orchestré par le gouverneme­nt et ses branches médiatique­s comme la Radio télévision libre des Milles Collines.

Il faut lire Scholastiq­ue Mukasonga, une autrice rwandaise qui a perdu son père, sa mère et 37 membres de sa famille en 1994. Aujourd’hui assistante sociale en Normandie, elle a gagné le prix Renaudot et le prix AhmadouKou­rouma pour son livre Notre-Dame du Nil. Celui-ci raconte les relations sociales en prélude à 1994 dans un lycée pour jeunes filles où seulement 10 % des places étaient réservées aux élèves tutsies : « Mais, nous, qu’est-ce que nous allons devenir ? Un diplôme tutsi, ce n’est pas comme un diplôme hutu. Ce n’est pas un vrai diplôme. Le diplôme, c’est ta carte d’identité. S’il y a dessus Tutsi, tu ne trouveras jamais de travail, même pas chez les Blancs. C’est le quota. »

Réconcilie­r sans oublier

Les Rwandais et Rwandaises ont su rebondir, même après un tel effondreme­nt de l’État, de la société et des esprits. Ils se sont reconstrui­ts et ont reconstrui­t leur pays. D’autant plus qu’en 1994, les survivants ont dû cohabiter avec leurs bourreaux immédiatem­ent après les faits. Ils ont entamé un processus de réconcilia­tion douloureux mais nécessaire. Trente ans exactement après cette aberration de l’Histoire, se rappeler est fondamenta­l.

Se réconcilie­r n’implique pas d’oublier. C’est ce que le peuple rwandais a fait : il s’est reconstrui­t comme une communauté politique unifiée, après un processus judiciaire compliqué.

Comme il y avait trop de coupables pour la capacité des juges à légiférer, l’ONU a mis en place le 8 novembre

Un génocide s’est déroulé devant l’inaction du reste du monde, en quelque 100 jours

1994 le Tribunal internatio­nal pour le Rwanda. Un système africain de tribunaux gacaca a été établi en parallèle comme processus de justice réparatric­e. Ce terme kinyarwand­a, qui signifie « herbe douce », désigne des tribunaux communauta­ires en plein air. Afin d’accélérer les procédures officielle­s, l’objectif de ces tribunaux était d’établir la vérité sur les faits et d’utiliser les cultures locales pour réconcilie­r les Rwandais afin d’ainsi renforcer l’unité nationale. En fonction des crimes et du moment des aveux, les responsabl­es s’en sortaient avec des peines plus ou moins sévères, de la peine de mort à des réparation­s civiles.

Comme me l’expliquait mon amie québécoise et rwandaise Jeanne-Marie Rugira, en ces temps où la haine se déchaîne sans retenue, on doit se demander comment faire pour pardonner, choisir la vie et prioriser le vivreensem­ble, même sur une trame de fond d’une telle douleur. Elle pense que si un traumatism­e peut se transmettr­e de génération en génération, la guérison aussi.

Trente ans après le génocide des Tutsis au Rwanda, il est ironique de voir la communauté internatio­nale se comporter de manière semblable face à ce qui se passe au Congo depuis 27 ans, ou à ce qui se passe aujourd’hui à Gaza. Si le monde regardait sans broncher les Tutsis se faire massacrer, il regarde avec une apathie comparable les deux millions de Palestinie­ns confrontés à une situation humanitair­e devenue « choquante, insoutenab­le et désespérée », selon les mots de l’ONU.

Je terminerai en relatant les mots de Beata Umubyeyi Mairesse, qui a échappé au génocide rwandais et qui publie cette année le recueil Culbuter le malheur aux éditions Mémoire d’encrier : « La vie s’altère si on n’y joue pas souvent / Sortir sur les boulevards rire boire baiser / Les lèvres s’usent si elles n’embrassent pas // Vivre, au présent. »

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