Une Manif de rêve ?
La 11e biennale de Québec voit dans le sommeil notre roue de secours
Si la nuit porte conseil et que le sommeil est réparateur, pourquoi ne pas s’en inspirer ? Avec ses métaphores et un bienvenu esprit critique, la biennale de Québec, ou Manif d’art, invite à puiser dans « les forces du sommeil ». De nos moments de passivité, de lenteur et d’introspection dépend la survie de la planète, clame la quarantaine d’artistes de la onzième édition.
La vaste manifestation internationale — une exposition centrale et quinze autres en autant de lieux, ainsi qu’une douzaine de projets d’art public — n’est pas alarmiste, mais apaisante, bienveillante, propice au rêve. Pendant qu’un duo (Joachim Koester et Stefan A. Pedersen) suggère de fermer les yeux, Pavitra Wickramasinghe éblouit avec une installation digne du mobile pour enfants.
Si le motif du lit et la figure du dormeur dominent, il n’est pas question d’opposer éveil et sommeil, comme le soulignait la commissaire parisienne Marie Muracciole lors de l’inauguration de l’événement. La distraction, la méditation ou les effets hypnotiques sont parmi les états de demi-sommeil mis en valeur.
« On nous demande de nous concentrer, d’être présents. La présence est associée à la productivité, dit-elle en entrevue. Ce qui m’intéresse, ce sont des moments de faiblesse qui en réalité obligent à se reconstituer, à retrouver ses esprits, à changer de position. Le sommeil ne signifie pas forcément de s’affaler sur un lit. »
Au centre Le Lieu, dans SaintRoch, prend place l’oeuvre potentiellement emblématique de cette Manif 11. Pour Faire mon lit, à la fois installation et performance, MarieClaude Gendron a conçu un meuble démesuré, comme tiré d’un songe. Pendant un mois, huit heures par jour, cinq jours par semaine, elle ne cessera de placer soigneusement ses draps, de les retirer, de les replacer. À l’instar des pionnières féministes, Marie-Claude Gendron donne à la tâche domestique sa valeur artistique. Chez elle, cependant, le lit n’est pas que douillet. Attendez qu’elle enlève tous les draps, vous verrez.
La répétition hypnotique ouvre un espace mental, en rupture avec le diktat de l’efficacité. Le réputé Francis Alÿs en a fait une de ses signatures. À l’Espace Quatre Cents (site de l’expo centrale), Song for Lupita (Mañana), un ensemble de 1998 composé d’un dessin animé, de croquis et d’un 45 tours qui joue sans arrêt, semble être un manifeste pour « perdre son temps » avec intelligence.
Au coeur de la Manif
La commissaire a dynamisé cet édifice du port de Québec avec une trentaine d’oeuvres. François Morelli ouvre le parcours avec une nouvelle version d’une installation de 1994 sur le droit au sommeil. Au premier étage, les fonctions du temps sont réévaluées. Outre l’animation d’Alÿs, surgissent les shamans nocturnes dessinés par Tuumasi Kudluk, les inconfortables sacs de couchage sculptés par Liz Magor ou les horloges dysfonctionnelles sur impressions lenticulaires du collectif RAQS.
La visibilité est au coeur de l’étage intermédiaire. Si la proposition sonore et lumineuse d’Emily Wardill désoriente — la salle semble vide —, celle de Xavier Le Roy est une belle réussite. On doit s’avancer dans le noir, ouvrir notre imaginaire et tenter de comprendre les mouvements de deux interprètes et d’un mannequin (les samedis et dimanches seulement). Plus loin, une vidéo d’Abbas Akhavan, à la fois silencieuse et ventriloque, joue sur la lisibilité d’une fleur en forme de visage. L’artiste est un de ceux qui bénéficient aussi d’une présence dans l’espace public. Sa proposition sur le toit d’un bâtiment, radicale et sensée, consiste en un mot, « sansoiseaux », peint à l’eau. L’oeuvre, qui ne s’adresse qu’aux… oiseaux, parle de disparition et conteste nos certitudes.
Le dernier étage de l’Espace Quatre Cents réunit un ensemble cohérent autour de la nature et du territoire, exemples d’une vie en latence. Le sommeil d’un chien qui fait fi de la bruyante Mexico (vidéo d’Alÿs) répond à la mousse vivante d’Elodie Pong. D’Eveline Boulva, de fragiles icebergs — dessins photosensibles, portés à s’effacer — côtoient Semence, une table avec grains de riz en céramique de la vedette Kapwani Kiwanga. Les aquarelles de Joseph Tisiga proposent un parcours entre fiction et clins d’oeil à l’histoire de la peinture qui mène à l’installation labyrinthique de planches peintes à l’acrylique de Sarah F. Maloney. De l’artiste de Sept-Îles, Evergreen (vert forêt) fusionne chasse à l’animal et traditions picturales (la perspective, la monochromie), deux univers liés par la patience, l’observation passive et l’absence potentielle de résultats.
Utopies et défis
L’occupation du territoire et la question du logis, incontournable source de conflits, se manifestent ailleurs. Entre les réflexions anticoloniales de Dawit L. Petros (Morrin Centre) et les soucis inclusifs de Barbara Manzetti (Maison de la littérature), les forces du sommeil sont plus ou moins évidentes. À Lévis, au centre Regart, Laure Tixier expose un ensemble multicolore de maisonnettes en feutre, sorte de panorama utopiste de la diversité architecturale. Les Plaid Houses (2007-2011) s’inspirent du jeu dans lequel on se ressource en mettant la tête sous un drap, à l’abri de la réalité.
Rare biennale d’hiver, la Manif a trouvé dans le sommeil un thème propre à elle. C’est dans la saison froide que des animaux, des plantes et d’autres êtres interrompent leur vie active. L’incessant réchauffement menace-t-il ces cycles ? Avec une oeuvre extérieure, Yann Pocreau aura peut-être la réponse. Il y projette sur un mur de glace des photos vernaculaires volontairement difficiles à distinguer. Les microrécits à s’inventer évolueront au fur et à mesure que les briques glacées fonderont. Or, un dégel trop rapide pourrait fausser l’expérience en précipitant le retour des images dans un espace déjà bien occupé par les écrans, ceux-là mêmes qui nous empêchent de nous arrêter.
Souvent inégale par le passé, la Manif d’art a peu de temps morts, paradoxalement, en cette 11e édition ensommeillée. Il faut saluer sa persévérance à soutenir la relève, entre autres par le volet Jeunes commissaires. Ce qui n’empêche pas d’inclure des oeuvres historiques, dont l’iconique vidéo Halcion Sleep (1994) de feu Rodney Graham (La Bande Vidéo et Musée d’art de Joliette). L’artiste est filmé endormi sur le siège arrière d’une voiture. Par les vitres, devenues écrans, défile le paysage nocturne, un monde de rêve, comme celui du cinéma, celui de l’art, le dernier champ capable de nous transformer, selon Marie Muracciole.