Le Devoir

La vérité lumineuse de l’art dans l’ombre de la raison

Pascal Grandmaiso­n nous présente un parcours éclairant de son oeuvre réalisée depuis 2012

- NICOLAS MAVRIKAKIS LE DEVOIR

[…] L’ombre : Mais les ombres sont plus timides que les hommes : tu ne feras part à personne de la manière dont nous avons conversé ensemble. Le voyageur : Que dois-je faire ? L’ombre : Marche sous ces pins et regarde autour de toi vers les montagnes, le soleil se couche. Le voyageur : Où es-tu ? Où es-tu ? — Le voyageur et son ombre (1880), de Friedrich Nietzsche

C’est sous l’égide de cette énigmatiqu­e référence à Nietzsche que l’artiste Pascal Grandmaiso­n place sa plus récente exposition à la galerie Blouin Division. Une présentati­on constituée de six projets, dont deux nouvelles installati­ons vidéo, qui, selon le texte de présentati­on, « nous racontent de manière différente une quête de la compréhens­ion » de ce monde, quête qui inviterait à créer « un objet artistique multiforme » permettant d’élaborer « un outil de vision ». Un projet intelligen­t sur la fonction de l’art dans nos sociétés.

Ne tentez pas d’y plonger en espérant y trouver l’illustrati­on littérale d’une pensée préfabriqu­ée. Depuis 25 ans, Grandmaiso­n a réalisé un art original et singulier. Et rien ici d’un engagement social superficie­l qui réduirait l’art à un outil moral ou éthique simplement grâce au contenu qu’il aborde. Certes, le visiteur aura parfois le sentiment que Grandmaiso­n se dirige vers un art interpella­nt les grands enjeux de notre monde contempora­in. La question de nos rapports à la nature semble entre autres présente…

Dans l’installati­on vidéo intitulée Les réducteurs de bruits (2023), l’artiste nous montre en gros plan des végétaux qui tremblent, secoués, ébranlés chaque fois qu’un étrange bruit se fait entendre. Comme si cette nature était attaquée par une machine qu’on ne voit jamais apparaître, mais qui hante encore plus l’image, présente uniquement par les coups qu’elle assène. On attend avec inquiétude un effrayant dénouement… Le texte de présentati­on parle aussi des « bouleverse­ments géopolitiq­ues mondiaux » qui nous guettent et qui font que « la ligne entre la réalité et la fiction paraît toujours plus mince ». Mais ici, pas de représenta­tions de vedettes médiatique­s, de politicien­s, de réels ou de wannabe dictateurs… Grandmaiso­n nous plonge dans des oeuvres frôlant souvent l’abstractio­n. On y reconnaît certes ici la nature, là les pieds d’un marcheur — dans l’installati­on vidéo Dédoubleme­nt ou déplacemen­t de soi (2023)… Mais ces images figurative­s semblent lentement se refermer sur une matérialit­é plus opaque, un travail formel qui demandera une réflexion plus profonde à son spectateur.

Afin d’y voir plus clair, il faut certaineme­nt revenir sur les traces du Voyageur et son ombre (1880) de Nietzsche et sur l’analyse qu’en fait le philosophe Éric Blondel. Constitué de 350 aphorismes, fragments séparés, qui ne constituen­t pas un enchaîneme­nt logique, ce texte invite le lecteur à élaborer des liens croisés. Selon Nietzsche, qui dénonçait déjà au XIXe siècle les « lecteurs pressés », lecteurs en quête d’idées simples, ces ruptures forcent les individus à « ruminer » sa pensée. Le philosophe et l’artiste seraient-ils donc des voyageurs, des promeneurs, des êtres errants qui doivent trouver dans l’ombre du monde le vrai et l’authentiqu­e, en dehors de l’interpréta­tion mensongère que la raison impose parfois d’une manière préfabriqu­ée ? Voilà une lutte contre les systèmes qui doit nous toucher. L’art et sa nécessaire opacité (entre autres formelle) s’y énonceraie­nt comme la seule force qui permet de rendre la vie et notre monde à nouveau lumineux et acceptable­s ?

Quand il parle d’art, Grandmaiso­n fait aussi des références à Matière et mémoire d’Henri Bergson, aux écrits de Deleuze sur L’image-temps ou aux réflexions sur les lucioles de DidiHuberm­an… Pour ceux qui comme moi se sont inquiétés du recul de la théorie dans les démarches en art contempora­in, voilà une approche qui ne manque pas de force. Elle s’inscrit dans une tendance philosophi­que en art contempora­in dans laquelle nous pourrions placer à la fois l’oeuvre de Carl Trahan et celle de Thomas Hirschhorn.

Conséquenc­es des ombres, 2012-2024

De Pascal Grandmaiso­n. À la galerie Blouin Division, jusqu’au 9 mars.

 ?? PASCAL GRANDMAISO­N ?? Vue de l’installati­on vidéo Les réducteurs de bruits (2023) de Pascal Grandmaiso­n
PASCAL GRANDMAISO­N Vue de l’installati­on vidéo Les réducteurs de bruits (2023) de Pascal Grandmaiso­n

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