Benjamin Alard, l’invité surprise
Le grand claveciniste s’arrête à Montréal dimanche, à la salle Bourgie
C’est un remplacement de grand luxe pour Luc Beauséjour, convalescent, qui honore la saison de Clavecin en concert de sa visite dimanche à la salle Bourgie. Benjamin Alard, qui est en train de construire sur disque une intégrale de l’oeuvre pour clavier de Bach à portée historique, fera le voyage tout exprès pour jouer à Montréal.
Ceux qui étaient à l’église NotreDame-de-Bon-Secours le 22 février 2008 ne l’ont sans doute pas oublié. Jeune musicien alors à peine connu, le claveciniste Benjamin Alard interprétait les Variations Goldberg. « Benjamin Alard est une apparition […]. Par apparition, j’entends quelqu’un qui ne semble pas évoluer dans le même monde. […] Ce musicien, à 22 ans, interprète les Goldberg comme Giulini, à 75 ans, dirigeait la Messe en si. C’est étrange ; c’est vraiment étonnant », écrivions-nous alors.
Dans la salle, de nombreux musiciens semblaient s’être donné le mot pour assister eux aussi à cette éclosion. Benjamin Alard se souvient de ce moment : « C’est la première fois que je traversais l’Atlantique. J’étais allé en Californie, à San Diego, puis au Québec. J’en ai un très bon souvenir. J’avais séjourné chez Olivier Fortin, joué sur son clavecin et donné un concert à Rimouski. J’avais rencontré Dom Laberge, avec lequel je suis resté en contact. C’était le point de départ d’un certain nombre de rencontres. »
Benjamin Alard lui-même ne rechigne pas à aller entendre ses collègues, « plutôt, en général, des gens assez jeunes, qui débutent. Je trouve cela excitant et intéressant d’entendre ce qu’on n’a jamais entendu ». Évidemment, pour la personne qui joue, c’est délicat de savoir ses homologues dans l’assistance. « Je me souviens que Bernard Lagacé m’avait fait remettre juste avant le concert de 2008 son enregistrement des Variations Goldberg par quelqu’un de l’organisation, chargé du message : “Monsieur Lagacé est là et vous donne son disque.” » Benjamin Alard en a aujourd’hui un souvenir fort amusé. Heureusement, il avait su garder son sang-froid !
Lors du concert Fête instrumentale signée Bach, dimanche à la salle Bourgie à 14 h 30, Benjamin Alard, associé au Quatuor Cobalt, au flûtiste Grégoire Jeay, au claveciniste Karl-Frédéric Bolte et au contrebassiste Thibault Bertin-Maghit, interprétera le Concerto en do majeur pour deux clavecins BWV 1061, le 5e Concerto brandebourgeois BWV 1050 et la 2e Suite orchestrale, en si mineur, BWV 1067.
Mille manières
On retrouvera le 5e Brandebourgeois, en mai, dans le volume 9 de son intégrale des oeuvres pour clavier de Bach en cours chez Harmonia Mundi. C’est l’une des entreprises discographiques les plus captivantes du moment. Le Devoir en a parlé à plusieurs reprises, car elle combine une intelligence dans l’approche, une qualité interprétative dans le rendu des parutions et des choix souvent audacieux d’instruments.
De cette intégrale, construite posément mais avec diligence, Benjamin Alard dit ceci : « Je travaille très sérieusement, mais je suis assez détaché de ce que vont pouvoir penser le public et les collègues. C’est ce qui me donne cette latitude. Si je ne l’avais pas, je pense que j’essaierais de m’inscrire dans quelque chose. Finalement, la nouveauté, le fait d’être hors des sentiers battus avec les instruments, mais aussi la façon dont j’aborde les choses, tout cela me permet une grande liberté. Cela comporte un certain risque, celui de choquer et de ne pas plaire. »
Benjamin Alard se défend de vouloir plaire. Il cherche à « être connecté à quelque chose » et à « jouer ces musiques d’une bonne façon », tout en reconnaissant qu’il y a « mille
manières de faire ». « C’est cela qui est intéressant dans les enregistrements : il y a mille manières et j’en choisis une au moment où j’enregistre. Mais j’essaie de ne pas m’inscrire dans quelque chose qui a déjà été fait, car il y a déjà eu tellement d’enregistrements et cela ne vaudrait pas la peine de redire les choses. »
Huit volets sont donc parus d’une intégrale qui, au départ, aborde Bach de manière chronologique. « Il me paraissait important de ne pas commencer par la fin. J’ai été épaulé au début par Jean-Claude Zehnder, mon professeur à Bâle, qui venait de terminer un ouvrage sur la période de première jeunesse. Il m’a beaucoup aidé à organiser cela dès le départ. »
Le canevas s’est ensuite assoupli. « Des instruments se sont trouvés sur ma route grâce à des rencontres avec des collectionneurs ou des facteurs d’instruments. Ces rencontres m’ont orienté dans certains choix. Si j’avais tout décidé à l’avance et m’y étais tenu, il n’y aurait pas eu autant de variété, de rebondissements et de surprises. Je me suis laissé aller à ce qui me semblait le plus convaincant lorsque je rencontrais un instrument, même si parfois cela semblait audacieux — par exemple, aller enregistrer un instrument d’un Flamand qui s’est retrouvé à Rome. Le maître-mot était d’aller le plus possible dans des directions non creusées. On connaît
beaucoup d’instruments en Allemagne ou aux Pays-Bas, mais les instruments auxquels je me suis intéressé avaient été peu explorés. »
Inflexion pandémique
C’est ainsi que le volume 5, éblouissant, intitulé Weimar 1708-1717 : toccatas et fugues, juxtapose des compositions jouées à l’orgue, au clavecin à pédalier et au clavicorde. Nous avions qualifié de « fulgurant, péremptoire, parfois visionnaire » ce volume dans un article de novembre 2021 intitulé « Bach, grand vainqueur de la pandémie ».
Dans les faits, la pandémie a infléchi, elle aussi, le cours de l’intégrale. « Les confinements, notamment par rapport au clavicorde, ont orienté certains choix que je n’aurais pas faits aussi rapidement. J’étais confiné avec mon clavicorde, que je venais de recevoir. Me retrouver en Normandie chez des membres de ma famille avec ce clavicorde m’a donné envie de montrer certaines pièces qui me semblaient avoir du sens sur cet instrument », raconte le musicien.
Cette inflexion du cours des choses a mené Benjamin Alard à des révélations : « Une variété de jeu, que je ne soupçonnais pas avant, a été suscitée par le clavicorde. » Parmi les aléas, Benjamin Alard mentionne une « session d’enregistrement prévue en Normandie pendant les périodes compliquées de couvre-feu et autres ». Il était plus simple de l’envisager au seul clavicorde, et les astres se sont bien alignés. « Je pense qu’il n’y a pas vraiment de hasard dans ces choses-là », conclut-il.
Ces audaces dans les choix instrumentaux deviennent une sorte de « marque de fabrique » de l’intégrale de Benjamin Alard. Mais de là à imposer le clavicorde, un prédécesseur du piano-forte, instrument jugé plutôt fruste et ingrat, le pari n’était pas gagné. « La plupart du temps les gens sont agréablement surpris, et cela me fait plaisir. Des collègues m’ont même dit : “On n’aurait pas imaginé cela, personne n’y pensait.” »
Les défis qui attendent désormais Benjamin Alard ne manquent pas. Comment faire entendre autrement et avec pertinence les Variations Goldberg ou L’art de la fugue ? « Il y a un défi qui serait de présenter une même oeuvre sur des instruments à clavier complètement différents : orgue, clavicorde ou plusieurs types de clavecins. Il faudra voir comment évoluera l’aspect éditorial des choses, mais peut-être faudra-t-il concevoir des objets permettant de présenter les choses différemment. Ce que je vous dis là concerne les Variations Goldberg. » Sur L’art de la fugue et L’offrande musicale, l’interprète est en pleine réflexion et les pistes de solutions ne manqueront pas d’évoluer.
Son casse-tête majeur de l’heure semble être le deuxième livre du Clavier bien tempéré : comme le premier livre est déjà enregistré, faut-il aller en continuité, sur les mêmes instruments, ou en opposition, en cherchant une proposition différente mais également convaincante ? « Je n’avais pas prévu d’enregistrer le remier livre sur le clavecin Hass [du Musée de Provins] et pour l’instant je ne sais pas encore », confie l’artiste explorateur. « Heureusement, Harmonia Mundi et les gens qui travaillent avec moi comprennent bien ces mutations. » Les auditeurs aussi.
Benjamin Alard à Clavecin en concert
Avec le Quatuor Cobalt, Grégoire Jeay, Karl-Frédéric Bolte et Thibault Bertin-Maghit. Salle Bourgie, dimanche 3 mars, 14 h 30.