Rêver de justice
Dans Quitter la nuit, Delphine Girard explore avec acuité les lendemains d’une agression en alternant les points de vue de la victime et de l’agresseur
Intervenante dans un centre d’appels d’urgence, Anna décroche le téléphone et commence à poser les questions réglementaires à son interlocutrice, un peu sur le pilote automatique. Il semble s’agir d’un faux numéro. Graduellement, toutefois, l’expression d’Anna change : sous couvert de s’adresser à sa soeur, l’inconnue, Aly apprendrat-on, parle bel et bien à Anna en une demande d’assistance codée. Dans la foulée, un homme, Dary, est arrêté à un barrage routier. Son téléphone toujours en main, Aly, assise sur le siège du passager, l’accuse de viol. Écrit et réalisé par Delphine Girard, Quitter la nuit explore les lendemains d’une agression en alternant les points de vue de la victime et de l’agresseur, avec en filigrane une méditation sur des rouages judiciaires inadéquats.
« Le long métrage est la continuité d’un court métrage, qui s’appelle Une soeur et qui était inspiré d’un appel téléphonique comme celui qui ouvre le film. On y entend une femme dans une voiture qui fait semblant d’appeler sa soeur. Mais en fait, elle est en train de demander qu’on lui porte secours », explique la jeune cinéaste belgo-québécoise, rencontrée il y a quelques mois lors de son passage au festival Cinemania, où Quitter la nuit a remporté le Prix du jury Marc-André-Lussier ainsi que le prix SARTEC du meilleur scénario.
L’appel en question hanta Delphine Girard, qui avait l’impression d’avoir assisté à « un dialogue secret entre deux femmes », pour reprendre sa formule.
« Il y avait quelque chose de particulier dans ce qui est partagé tout en n’étant jamais explicité, parce que ça ne peut pas être dit. Une femme “ressent” ce qu’une autre ne peut exprimer. C’était très puissant. »
À cet égard, le personnage d’Anna revêt une importance clé. De fait, en une démarche hors norme, elle tente de retrouver la trace d’Aly, afin de s’assurer qu’elle se remet, qu’elle va bien.
« J’aimais que l’institution soit défaillante, mais pas elle. Je trouvais que c’était pertinent, parce que la justice “qui doute” répond très moyennement aux besoins d’Aly. À l’inverse, cette femme-là, cette femme qui a entendu Aly, elle n’est pas dans le doute. Elle a perçu la détresse, l’a ressentie… Il n’y a pas de doute dans l’esprit d’Anna, qui veut être présente. Je trouvais que ça amenait beaucoup de lumière dans l’histoire. »
Rendez-vous de l’enfer
Veut-on vraiment porter plainte, quand on voit ce que ça implique comme cheminement ? Et quand on sait combien de ces affaires aboutissent ? En Europe, ce n’est pas très joyeux. Il y a peu d’issues. En même temps, il n’y a pas de réponse simple à ces problématiques-là, qui sont complexes et multiples. Il y a autant d’histoires d’agression » que d’agressions : chacune est unique. DELPHINE GIRARD
Dans le film, on assiste aux quêtes simultanées de justice et de reconstruction d’Aly, qui essaie de passer à autre chose, tout en étant constamment freinée par un processus judiciaire dépassé.
D’ailleurs, la déposition initiale d’Aly devant une policière s’apparente presque à un interrogatoire flirtant avec le blâme envers la victime (victim blaming).
« C’est très basé sur l’observation, car je suis allée rencontrer toute une équipe de policiers à Bruxelles », opine la réalisatrice.
« On a échangé beaucoup, et ce que je constatais, c’est que chacun, dans sa réalité, pense bien faire, mais tombe à côté. Le drame vient du fait que ce sont souvent des rendez-vous manqués entre victimes et corps policier. La commissaire avec qui j’ai discuté était très consciente que ses collègues et elle pouvaient ne pas du tout tomber juste par rapport aux victimes. Elle me disait que c’est un rendezvous de l’enfer de toute façon, parce qu’on a en face de soi quelqu’un qui a besoin de validation, de réconfort et d’être cru. Or, on exige des policiers
une neutralité professionnelle. »
De poursuivre Delphine Girard, ces conversations ne firent que l’inciter davantage à éviter quelque manichéisme que ce soit dans son approche.
« Pour autant, ça n’enlève rien au fait que c’est terrible, pour Aly, de traverser ça. L’un n’empêche pas l’autre. Ce n’est pas parce que ce n’est pas intentionnel que ce n’est pas terrible », résume la cinéaste.
Rêver de justice
La même volonté de maintenir un regard à la fois nuancé et lucide anima Delphine Girard au moment de concevoir le personnage de Dary.
« J’observe comment lui se raconte ce qu’il a fait. Avec ce personnage, la question que je me posais était : “Quand on a commis un tel crimeSX,EB qu’est-ce qu’on se dit ensuite, à soimême et à ses proches ?” Je voulais comprendre ce qui se passe dans la tête de ce gars-là. Il est longtemps dans le déni par rapport à ce qu’il a fait. »
Lorsqu’il cesse de l’être, cela donne lieu à une scène bouleversante entre Dary et sa mère, cette dernière incarnée par une Anne Dorval poignante.
« C’est une discussion que j’ai eue avec pas mal d’avocats qui ont travaillé avec des agresseurs et qui me disaient : “Parfois, on a toutes les preuves devant nous, et la personne continue de nier catégoriquement.” Il s’agit pourtant de leurs avocats, qui sont là pour les défendre quand même. Vous savez, on parle beaucoup d’amnésie traumatique chez les victimes, et ça me paraît assez logique. Mais je pense qu’il y a peut-être des mécanismes similaires chez certains agresseurs. Une façon de s’arranger avec la vérité. Par l’entremise de la fiction, je voulais lever le voile là-dessus et confronter ce personnage. J’avais envie qu’à un moment, Dary n’arrive plus à vivre avec ce qu’il a fait. Qu’il l’admette. Mais est-ce suffisant ? Est-ce que c’est le bon positionnement ? Chacun décidera, mais, au moins, il n’est plus le complice de lui-même. »
Plus largement, Delphine Girard souhaitait que son film aborde la question de la rapidité avec laquelle on répond aux victimes, judiciairement parlant.
« Veut-on vraiment porter plainte, quand on voit ce que ça implique comme cheminement ? Et quand on sait combien de ces affaires aboutissent ? En Europe, ce n’est pas très joyeux. Il y a peu d’issues. En même temps, il n’y a pas de réponse simple à ces problématiques-là, qui sont complexes et multiples. Il y a autant d’histoires d’agression que d’agressions : chacune est unique. Sachant tout cela, comment, en tant que société, décidet-on de répondre à ces histoires-là, à ces vécus-là ? De quelle justice veuton rêver, en tant que société ? »
Le film Quitter la nuit prendra l’affiche le 8 mars.