Le Devoir

L’art économe de CS Richardson

Finaliste au prix Giller, le nouveau roman du Torontois met l’art à l’épreuve du deuil, du traumatism­e et de l’oubli

- YANNICK MARCOUX

Le ciel n’est jamais que bleu — plutôt cyan, égyptien, azur ou sarcelle — et la mer est rarement calme dans le plus récent roman de CS Richardson, Toute la couleur du monde. Henry, son protagonis­te, reçoit un canif alors qu’il est encore tout jeune. Ce n’est cependant pas pour se battre, mais bien pour affûter ses crayons de couleur, principale­s armes dont il disposera pour résister à cette vie de deuils et de traumas.

Orphelin trop tôt, il est pris en charge par sa mamie aux précieux conseils : « Ouvre les yeux, bon prince. Tu ne trouveras jamais rien dans le noir. » La vie passe en un coup de vent dans ce roman minimalist­e, et le voilà bientôt aux portes de l’université, où il essuie le refus de la faculté des arts. « Méticuleux, mais sans originalit­é », dira-t-on de son travail. Il se tourne alors vers l’histoire de l’art.

Professeur, marié à une de ses étudiantes — Alice —, son bonheur est à nouveau emporté par un accident. Veuf, étourdi et désemparé, il s’enrôle dans l’armée pour se joindre à l’effort de guerre canadien en Sicile, où les Alliés tentent de repousser les puissances de l’Axe. Le drame qui l’attend menace la couleur de son monde : « Aucun pastel vif ne distrait ton attention ; les teintes réconforta­ntes s’en sont allées. Tout n’est plus qu’éclat aveuglant, ombre inquiétant­e. »

Il revient au pays en un morceau, mais la guerre est un terrain miné qu’il traîne avec lui. Le quotidien le soumet à de nouveaux combats où, grâce à l’art, il tente de sublimer la mort et le désespoir pour trouver le chemin de sa guérison.

Une vie polychrome

La trame du récit est économe, mais dense, couvrant une quarantain­e d’années à partir de la naissance de Henry, en 1918. La structure est rigoureuse — elle paraît même rigide en certaines occasions : une page, un chapitre. Narrée à la deuxième personne, la fiction opère un chassécroi­sé avec des détours factuels sur l’Histoire, la peinture et les grands courants de pensée.

On attend habituelle­ment d’un incipit qu’il nous happe dans l’univers du livre. Plutôt, l’écrivain fait ici un choix rationnel et peu exaltant en nous proposant une clé de lecture de son oeuvre, qu’il compare aux Notes de chevet de Sei Shōnagon : « [U]n recueil d’anecdotes, de réflexions sur la vie de dame de compagnie, de citations favorites, de poèmes, de listes et d’affirmatio­ns quotidienn­es. »

L’écriture est rythmée, mais la structure court-circuite le récit, donnant parfois l’impression de notes de bas de page déguisées. Les correspond­ances entre fiction et non-fiction sont quelquefoi­s plaquées, jusqu’à la mort d’Alice, à mi-parcours, où tout se détraque et devient jouissif. Les frontières tombent entre la mort, la vie et l’art, justifiant alors cette lente — voire laborieuse — installati­on. Le formalisme confère un sens nouveau à l’ensemble et on ne regrette plus rien, on danse avec les pas de côté du texte et on salue l’audace.

Il suffisait d’un peu de patience pour saisir la portée de cette oeuvre mosaïque, et un peu de perspectiv­e, pour que Toute la couleur du monde nous saisisse enfin. Verdict ? Méticuleux et résolument original.

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1/2 CS Richardson, traduit par Sophie Voillot, Alto, Québec, 2024, 208 pages
Toute la couleur du monde 1/2 CS Richardson, traduit par Sophie Voillot, Alto, Québec, 2024, 208 pages
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CS Richardson JEFF CHEONG

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