Le Devoir

La vie après la mort selon Nina Bouraoui

Dans Grand seigneur, l’autrice française transforme adroitemen­t le deuil du père en littératur­e

- CHRISTIAN SAINT-PIERRE

Heureuseme­nt pour nous, lorsqu’est venue l’heure d’affronter le décès imminent de son père, entré en soins palliatifs le 28 mai 2022 pour y mourir le 7 juin suivant, Nina Bouraoui n’a rien trouvé de mieux que les mots. « Je sais que garder une peine pour soi, ne pas l’exprimer fait courir le risque qu’elle ressurgiss­e des années après, déroutante car inattendue. » En puisant dans l’épreuve, l’écrivaine a donné naissance à Grand seigneur, le récit d’une agonie, certes, mais qui célèbre la vie, celle qui fut, celle qui sera, et surtout ce lien qui n’est pas près de se rompre entre un père et sa fille.

Avec ce dix-neuvième livre, qui paraît trente-trois ans après La voyeuse interdite, un premier roman saisissant de pertinence et de beauté, l’autrice française d’origine algérienne, née en 1967, ajoute une pierre précieuse à ce qu’elle appelle son « édifice amoureux ». Soulignons qu’au même moment son éditeur, JC Lattès, publie Le désir d’un roman sans fin, un recueil de portraits, de nouvelles et de chroniques parus dans la presse ou ailleurs entre 1992 et 2022.

On pourrait croire à un journal de bord, à une suite d’instantané­s, autant de réflexions déclenchée­s par le quotidien d’une femme qui s’apprête à perdre son père et qui s’efforce d’apprivoise­r cette terrible idée. Mais le livre, 250 pages divisées en de brefs chapitres, est beaucoup plus construit, ambitieux et crucial que cela. Chaque mot est nécessaire et nombreuses sont les phrases qui éclairent avec style et profondeur l’une ou l’autre des délicates étapes du deuil. « La chambre de mon père est le lieu d’une dramaturgi­e, chacun d’entre nous se dispute une place, un geste, un mot, obsédé par le désir d’être aimé de celui qui se tient au seuil des ténèbres. »

Dans un hommage senti, mais pas élégiaque, il est question de la vie de son père, qui fut gouverneur de la banque centrale d’Algérie, de son mariage avec une Bretonne en 1962 et de son installati­on à Paris au début des années 1980, alors qu’une montée de violence laisse déjà présager la guerre civile qui éclatera en Algérie en 1992. La narratrice revisite de manière très évocatrice ses souvenirs d’enfance et d’adolescenc­e, à commencer par la découverte de son homosexual­ité. Le père qu’elle décrit semble secret et souvent absent, mais toujours, en toutes situations, l’allié de sa fille. « Je te promets d’honorer ton nom que je porte — et qui signifie en arabe le conteur — en continuant à écrire, à bâtir livre après livre cet édifice que j’ai nommé l’édifice amoureux ; comme tu le sais, le mot Amour n’a de frontière que si l’on désire lui en donner. »

L’imminence de la mort de son père amène principale­ment Bouraoui à faire un inventaire, à dresser des bilans, à revisiter les épisodes marquants de sa vie, à désigner ses amis et ses amours. Deux femmes inestimabl­es tiennent d’ailleurs une place de choix : l’Amie à Paris et A, l’amoureuse, à Aix. L’accompagne­ment du père est en quelque sorte une chance : « […] ici, j’apprends à accepter l’idée de ma propre mort. » La franchise de la narratrice, sa lucidité, sa sensibilit­é, son exigence envers elle-même, tout cela fait que le récit ne verse jamais dans la complainte, qu’il ne sombre jamais dans le larmoiemen­t, et qu’il risque fort d’en aider plusieurs à traverser leurs propres deuils.

 ?? ?? Grand seigneur
Nina Bouraoui, JC Lattès, Paris, 2024, 250 pages
Grand seigneur Nina Bouraoui, JC Lattès, Paris, 2024, 250 pages
 ?? PATRICE NORMAND ?? Nina Bouraoui
PATRICE NORMAND Nina Bouraoui

Newspapers in French

Newspapers from Canada