Opération Arche de Noé
Dans Vivre. Le compte à rebours, mélangeant science-fiction et anticipation apocalyptique, l’écrivain algérien Boualem Sansal imagine qu’une partie de l’humanité pourrait être sauvée par des extraterrestres
Dans un futur peutêtre pas si lointain, marqué par les dérèglements climatiques, la prolifération incontrôlée de l’intelligence artificielle, qui a fait bondir l’ignorance et la bêtise, l’humanité est soudainement entrée dans un « temps inversé ».
Visité dans son sommeil par « une entité intelligente agissante », Paolo, un Parisien d’une quarantaine d’années, professeur de mathématiques à l’université, sera forcé de constater, après avoir aperçu dans la rue un mystérieux signe de ralliement (« J-780 »), que son étrange vision relève davantage de la réalité que du cauchemar.
Car, tout comme lui, d’autres individus choisis ont été contactés par des extraterrestres pour sauver l’humanité d’une extinction liée à une catastrophe naturelle imminente. Ces « Appelés », comme plusieurs centaines de millions d’hommes et de femmes, auront la possibilité de migrer sur une autre planète.
Du premier signe de ralliement jusqu’au « gong final », le narrateur de Vivre. Le compte à rebours nous raconte ces deux années préapocalyptiques. Devant cette menace et la perspective d’un exode planétaire, on imagine que l’humanité, fragile et désunie, saura offrir un front unique. Pas si vite.
Si Boualem Sansal feint de croire que notre salut pourrait venir de l’espace, comme un miracle venu d’en haut, c’est pour mieux souligner nos dissensions. Et la dystopie qu’il imagine au coeur de ce nouveau roman, son dixième, mélange de sciencefiction et d’anticipation apocalyptique, met au jour les malfonctions et les fanatismes, les anciens comme les nouveaux, qui gangrènent encore et toujours l’humanité.
Joint chez lui, à Boumerdès, une ville côtière située à 45 kilomètres à l’est d’Alger, la capitale du pays, l’écrivain, né en 1949, poursuit en français une oeuvre remarquée. « Je suis Algérien, je vis en Algérie, le français fait partie de notre histoire. Je suis né Français, à une époque où l’Algérie était française. Je m’exprime dans la langue avec laquelle j’ai le plus de facilité, et mes livres ne pouvaient pas être publiés en Algérie, alors je les ai publiés à l’étranger. Ça aurait pu être en Belgique ou au Canada. Ce sont les hasards de la vie. »
Connaissance et douleur
L’écrivain s’était déjà adonné à l’anticipation dystopique avec 2084. La fin du monde (Gallimard, 2015, Grand Prix du roman de l’Académie française, avant d’être consacré meilleur livre de l’année par le magazine Lire). Une fable orwellienne à travers laquelle il dénonçait les dérives du radicalisme religieux qui menace nos démocraties.
Ingénieur formé à l’École nationale polytechnique d’Alger, Boualem Sansal détient également un doctorat en économie. Ancien haut fonctionnaire dans son pays, il a été limogé en 2003 pour ses prises de position critiques contre le pouvoir en place. Depuis Le serment des barbares en 1999, une « chronique amère » des années de guerre civile en Algérie, il remet en question à sa façon, à travers ses romans et ses essais, le monde dans lequel il vit.
Pour autant, aborde-t-il la littérature en scientifique ? « Je le suis resté, confirme Boualem Sansal. J’ai une véritable passion pour les mathématiques. Je travaille toujours mes mathématiques. Je n’ai pas l’impression de raisonner comme un littéraire. J’ai un raisonnement très linéaire. » Des faits, des causes, un résultat. D’ailleurs, l’écrivain reconnaît mettre très peu d’émotions dans ses romans, essayant plutôt chaque fois d’analyser les choses froidement, comme on examine un problème de physique ou de chimie.
Or, bien nommer les choses les rend dangereuses, nous rappelle le narrateur, avant de citer l’Ecclésiaste : « Celui qui augmente sa science augmente sa douleur. »
Sur une échelle de 1 à 10, par rapport à ce qu’il croit savoir du monde, où se situe la douleur qu’éprouverait l’écrivain ? « Elle est très grande, répond sans hésiter Boualem Sansal. Elle est vraiment très grande. Il y a
une hiérarchie des causes, il est certain, mais au-delà de sa petite personne, on voit bien que le monde est très malade. Et ça, c’est une vraie souffrance. Avec le réchauffement climatique, les crises économiques, les guerres qui éclatent un peu partout, on vit dans la souffrance. »
Mais c’est une souffrance qui peut être « raisonnée », ajoute-t-il, estimant encore qu’il existe des solutions pour faire face aux catastrophes naturelles et aux dictatures.
« L’ignorance, comme le disait George Orwell dans 1984, c’est aussi la liberté. Si je ne sais pas, je vis tranquillement. Mais la connaissance n’est pas tout. Nous sommes tous conscients, révoltés, mais combien agissent ? Combien possèdent le courage et la détermination ? » Très peu, répond-il, prenant comme exemple tous les gouvernements qui, depuis 1990, semblent faire la sourde oreille aux alertes lancées par le Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat.
L’art de (ne pas) vivre ensemble
Comment procéder pour sélectionner ceux qui auront la chance d’être sauvés ? Par « tirage au sort, au feeling, sur étude du dossier, par quotas » ? Paolo et son groupe, dans le roman, iront consulter des représentants des grands monothéismes. Pour un imam, « toute terre dans l’Univers est terre d’Allah, mourir ici ou ailleurs est égal. Allah décide de l’heure et du lieu de notre retour à Lui ». Et si Allah envoie un vaisseau pour sauver les hommes, c’est aux musulmans qu’il l’envoie. Selon le rabbin, tout aussi stoïque, il « est dans le destin des juifs d’être dispersés dans le monde ».
Même bien engagé dans l’engrenage du décompte final, Paolo reste lucide : « Jamais, à notre connaissance, homme sur Terre n’a été tué par un quelconque malheur céleste. La vraie menace est domestique, notre Terre mourra de ses maladies propres ou des turpitudes de ses habitants. »
L’islam, les religions en général, l’école et l’université, et même le wokisme, ont droit à plusieurs coups de griffes dans le roman. Boualem Sansal, tout comme son narrateur, estime que « l’homme est sa propre limite, plus il avance, plus il accélère sa fin ».
Dans le roman, la fin de la Terre et de l’humanité est le résultat de causes extérieures, stellaires ou extraterrestres. Mais dans la réalité, la nôtre, la menace est bel et bien humaine. C’est-à-dire qu’elle émane de nous, de nos comportements et de nos façons de penser, de notre impossibilité, semble-t-il, à vivre ensemble.
Aujourd’hui, l’humanité serait-elle seulement capable de se « sauver » elle-même, de se « refaire », sans intervention « céleste » ? Sachant, comme il est dit dans le roman, que « l’homme de demain, nous le connaissons, c’est l’homme d’aujourd’hui qui est le fils de ses aïeux »… « Si l’humanité avait cette capacité, poursuit-il, elle l’aurait déjà fait. Mais la souffrance n’a fait que croître, c’est assez désespérant. Nous sommes notre propre bourreau. »
C’est sur ce terreau fertile, rappelle Boualem Sansal, qu’ont germé toutes les religions, qui offrent à chacun la perspective, individuelle et rassurante, d’être sauvé après la mort.
Une fiction dans laquelle, pour sa part, le romancier refuse de se laisser embarquer : « Les gens vont croire aux miracles jusqu’à la dernière minute. »