Les féministes du vin
Que représentent aujourd’hui les femmes dans le monde du vin, traditionnellement masculin ? Certaines d’entre elles, telles que la sommelière Véronique Rivest, l’entrepreneuse Jessica Harnois ou la vigneronne Anne-Marie Lemire, ont ouvert la voie à l’arrivée de talents féminins au Québec. Et ce, dans tous les corps de métier de ce vaste univers. Mais qu’en est-il de celles qui, ici ou ailleurs, évoluent plus dans l’ombre et font trembler, à leur manière, les colonnes d’un temple encore considéré comme macho ? C’est ce que nous avons voulu savoir à quelques jours de la Journée internationale des droits des femmes.
Même par écran interposé, puisqu’elle se trouve en France, on sent immédiatement la passion émaner de Fleur Godart. Fille d’agriculteur, elle a un attachement profond pour la terre et ses origines fermières. Mais son côté artistique, lui, s’exprime pleinement dans le vin, dont elle parle presque poétiquement. « J’avais, plus jeune, la conviction que le vin ne serait jamais pour moi, car je n’étais ni riche ni éduquée à cet univers », se souvient-elle. Mais le coup de foudre a été immédiat la première fois qu’elle a goûté à un grand vin. « Je me suis sentie comme une enfant devant un dessin animé. Chaque goutte de ce vin racontait une histoire que je pouvais décrypter grâce à la grille sensorielle que je m’étais bâtie dans les champs. C’était incroyable. »
Depuis ce jour, la jeune femme s’est lancée à corps perdu dans l’univers du vin avec une mission en tête : permettre à un maximum de gens d’avoir accès au plaisir de la dégustation vinique. Fondatrice en 2014 de Vins et Volailles, un grossiste en vins naturels et en volailles paysannes, Fleur Godart a pris ses marques dans un milieu qu’elle ne connaissait pas du tout. Celle qui est également la coautrice d’une bédé qui vulgarise les savoirs viticoles, Pur jus, a rapidement constaté que ce dernier n’était pas si ouvert que cela.
Prendre position avec des cuvées militantes
« Pendant longtemps, j’ai fonctionné en remerciant les professionnels du vin de me tolérer », confie l’entrepreneuse. Comme d’autres jeunes Françaises, elle est passée à travers le crible d’un milieu où les femmes ont encore du mal à se hisser à des postes décisionnels et à bénéficier d’exposition. « Dès qu’il est question de pouvoir, on est virées. On nous accepte dans les vignes, avec toute la pénibilité que ce travail exige, mais on s’attarde davantage à notre tête et à notre cul qu’à ce que nous réalisons. »
Cette attitude misogyne à peine voilée a fini par user la patience de Fleur Godart. En 2020, le lendemain d’une énième altercation dans un bar, au cours de laquelle un professionnel éméché l’avait traitée de « grosse pute féministe », la jeune femme a par hasard parlé avec l’un de ses amis, viticulteur et négociant, Julien Albertus. Ce dernier lui a décrit une petite
cuvée de gewurztraminer et de muscat « bien droite et pas du tout putassière ». Le lien avec sa réflexion personnelle était trop direct pour qu’elle n’y voie pas un signe. Et c’est ainsi que la première Cuvée militante, Putes féministes, est née.
Depuis quatre ans, la liste des bouteilles à messages n’a cessé de s’allonger. On en compte déjà une vingtaine issues d’une collaboration exclusive entre Vins et Volailles et des vignerons et vigneronnes qui n’ont pas peur de prendre position. Elles peuvent dénoncer le sexisme (On ne peut plus rien dire, Male Tears) ou bien ouvrir la voie à des discussions sur, entre autres, le racisme (Tu viens d’où), le genre (Dur à Queer), la religion (Ceci est mon sang) et les handicaps (Une case en plus). « Chaque cuvée est une histoire commune entre notre intention de vinification, un vigneron, un terroir et un dessin qui ornera les bouteilles », explique la jeune femme.
Promouvoir le vin au féminin
Boudées en France, où les aficionados estiment que les Cuvées militantes sont plutôt des objets de discorde que de partage, ces dernières ont reçu un bel accueil à l’étranger. Au Québec, tous les stocks dont disposait l’agence Le vin dans les voiles (VDLV) se sont rapidement vendus.
Créée par Julie Audette et Valériane Paré en 2015, cette entreprise d’importations de huit représentants, dont six femmes et deux hommes féministes, est souvent surnommée « les filles » dans le milieu. « Ce qui prouve que nous ne sommes pas si nombreuses que cela », indique en souriant Mme Audette.
« Mais ne vous y trompez pas, ajoute-t-elle. On adore les hommes, et on travaille aussi bien avec des vignerons masculins que féminins. Mais s’ils et si elles nous choisissent, c’est également pour les valeurs que nous incarnons. En tant que femmes, nous sommes en effet peut-être plus sensibles aux côtés humain et artistique des producteurs. C’est pour cela que nous représentons essentiellement des vins d’auteurs et naturels. »
Les deux associées ne cachent pas leur affection pour les viticultrices et souhaitent les propulser, ainsi que démonter les préjugés tenaces qui les touchent. « Il y a encore une mauvaise perception des femmes dans le milieu, notamment en ce qui concerne l’équilibre travail-famille ou leur capacité de travail, explique Mme Audette. Pourtant, des vigneronnes comme Silvia Tezza, qui taille des vignes en portant son bambin sur elle, Alessandra Divella, qui travaille en solo et qui produit des bulles d’une finesse remarquable, ou les deux viticultrices du domaine Tunia, qui ont attendu sept ans avant de sortir leurs premiers vins, montrent à quel point des femmes peuvent s’investir dans leur métier. »
À leur niveau, les deux entrepreneuses sont également conscientes qu’elles servent de modèle à la nouvelle génération de femmes du vin. VDLV figure d’ailleurs parmi les étoiles montantes de la 5e édition du Palmarès des entreprises au féminin. Comme elles le scandent d’une seule voix, « Mesdames, si vous avez un projet solide, même ambitieux, lancezvous ! Ce dernier n’a jamais été aussi accessible qu’aujourd’hui, grâce aux financements et aux soutiens que les femmes peuvent obtenir au Canada. Et nous vous l’assurons, avoir une entreprise, c’est “challengeant”, mais tellement inspirant ! On est rarement déçu quand on bâtit un projet dans lequel on investit le summum de sa créativité et tout son amour. » Un message on ne peut plus clair à celles qui n’osent pas encore se lancer.
« On nous accepte dans les vignes, [...] mais on s’attarde davantage à notre tête et à notre cul qu’à ce que nous réalisons » — Fleur Godart