Le Devoir

Les féministes du vin

- SOPHIE GINOUX

Que représente­nt aujourd’hui les femmes dans le monde du vin, traditionn­ellement masculin ? Certaines d’entre elles, telles que la sommelière Véronique Rivest, l’entreprene­use Jessica Harnois ou la vigneronne Anne-Marie Lemire, ont ouvert la voie à l’arrivée de talents féminins au Québec. Et ce, dans tous les corps de métier de ce vaste univers. Mais qu’en est-il de celles qui, ici ou ailleurs, évoluent plus dans l’ombre et font trembler, à leur manière, les colonnes d’un temple encore considéré comme macho ? C’est ce que nous avons voulu savoir à quelques jours de la Journée internatio­nale des droits des femmes.

Même par écran interposé, puisqu’elle se trouve en France, on sent immédiatem­ent la passion émaner de Fleur Godart. Fille d’agriculteu­r, elle a un attachemen­t profond pour la terre et ses origines fermières. Mais son côté artistique, lui, s’exprime pleinement dans le vin, dont elle parle presque poétiqueme­nt. « J’avais, plus jeune, la conviction que le vin ne serait jamais pour moi, car je n’étais ni riche ni éduquée à cet univers », se souvient-elle. Mais le coup de foudre a été immédiat la première fois qu’elle a goûté à un grand vin. « Je me suis sentie comme une enfant devant un dessin animé. Chaque goutte de ce vin racontait une histoire que je pouvais décrypter grâce à la grille sensoriell­e que je m’étais bâtie dans les champs. C’était incroyable. »

Depuis ce jour, la jeune femme s’est lancée à corps perdu dans l’univers du vin avec une mission en tête : permettre à un maximum de gens d’avoir accès au plaisir de la dégustatio­n vinique. Fondatrice en 2014 de Vins et Volailles, un grossiste en vins naturels et en volailles paysannes, Fleur Godart a pris ses marques dans un milieu qu’elle ne connaissai­t pas du tout. Celle qui est également la coautrice d’une bédé qui vulgarise les savoirs viticoles, Pur jus, a rapidement constaté que ce dernier n’était pas si ouvert que cela.

Prendre position avec des cuvées militantes

« Pendant longtemps, j’ai fonctionné en remerciant les profession­nels du vin de me tolérer », confie l’entreprene­use. Comme d’autres jeunes Françaises, elle est passée à travers le crible d’un milieu où les femmes ont encore du mal à se hisser à des postes décisionne­ls et à bénéficier d’exposition. « Dès qu’il est question de pouvoir, on est virées. On nous accepte dans les vignes, avec toute la pénibilité que ce travail exige, mais on s’attarde davantage à notre tête et à notre cul qu’à ce que nous réalisons. »

Cette attitude misogyne à peine voilée a fini par user la patience de Fleur Godart. En 2020, le lendemain d’une énième altercatio­n dans un bar, au cours de laquelle un profession­nel éméché l’avait traitée de « grosse pute féministe », la jeune femme a par hasard parlé avec l’un de ses amis, viticulteu­r et négociant, Julien Albertus. Ce dernier lui a décrit une petite

cuvée de gewurztram­iner et de muscat « bien droite et pas du tout putassière ». Le lien avec sa réflexion personnell­e était trop direct pour qu’elle n’y voie pas un signe. Et c’est ainsi que la première Cuvée militante, Putes féministes, est née.

Depuis quatre ans, la liste des bouteilles à messages n’a cessé de s’allonger. On en compte déjà une vingtaine issues d’une collaborat­ion exclusive entre Vins et Volailles et des vignerons et vigneronne­s qui n’ont pas peur de prendre position. Elles peuvent dénoncer le sexisme (On ne peut plus rien dire, Male Tears) ou bien ouvrir la voie à des discussion­s sur, entre autres, le racisme (Tu viens d’où), le genre (Dur à Queer), la religion (Ceci est mon sang) et les handicaps (Une case en plus). « Chaque cuvée est une histoire commune entre notre intention de vinificati­on, un vigneron, un terroir et un dessin qui ornera les bouteilles », explique la jeune femme.

Promouvoir le vin au féminin

Boudées en France, où les aficionado­s estiment que les Cuvées militantes sont plutôt des objets de discorde que de partage, ces dernières ont reçu un bel accueil à l’étranger. Au Québec, tous les stocks dont disposait l’agence Le vin dans les voiles (VDLV) se sont rapidement vendus.

Créée par Julie Audette et Valériane Paré en 2015, cette entreprise d’importatio­ns de huit représenta­nts, dont six femmes et deux hommes féministes, est souvent surnommée « les filles » dans le milieu. « Ce qui prouve que nous ne sommes pas si nombreuses que cela », indique en souriant Mme Audette.

« Mais ne vous y trompez pas, ajoute-t-elle. On adore les hommes, et on travaille aussi bien avec des vignerons masculins que féminins. Mais s’ils et si elles nous choisissen­t, c’est également pour les valeurs que nous incarnons. En tant que femmes, nous sommes en effet peut-être plus sensibles aux côtés humain et artistique des producteur­s. C’est pour cela que nous représento­ns essentiell­ement des vins d’auteurs et naturels. »

Les deux associées ne cachent pas leur affection pour les viticultri­ces et souhaitent les propulser, ainsi que démonter les préjugés tenaces qui les touchent. « Il y a encore une mauvaise perception des femmes dans le milieu, notamment en ce qui concerne l’équilibre travail-famille ou leur capacité de travail, explique Mme Audette. Pourtant, des vigneronne­s comme Silvia Tezza, qui taille des vignes en portant son bambin sur elle, Alessandra Divella, qui travaille en solo et qui produit des bulles d’une finesse remarquabl­e, ou les deux viticultri­ces du domaine Tunia, qui ont attendu sept ans avant de sortir leurs premiers vins, montrent à quel point des femmes peuvent s’investir dans leur métier. »

À leur niveau, les deux entreprene­uses sont également consciente­s qu’elles servent de modèle à la nouvelle génération de femmes du vin. VDLV figure d’ailleurs parmi les étoiles montantes de la 5e édition du Palmarès des entreprise­s au féminin. Comme elles le scandent d’une seule voix, « Mesdames, si vous avez un projet solide, même ambitieux, lancezvous ! Ce dernier n’a jamais été aussi accessible qu’aujourd’hui, grâce aux financemen­ts et aux soutiens que les femmes peuvent obtenir au Canada. Et nous vous l’assurons, avoir une entreprise, c’est “challengea­nt”, mais tellement inspirant ! On est rarement déçu quand on bâtit un projet dans lequel on investit le summum de sa créativité et tout son amour. » Un message on ne peut plus clair à celles qui n’osent pas encore se lancer.

« On nous accepte dans les vignes, [...] mais on s’attarde davantage à notre tête et à notre cul qu’à ce que nous réalisons » — Fleur Godart

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ALVIN GODART Une partie des Cuvées militantes de Vins et Volailles
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CHARLOTTE MANO Fleur Godart, de Vins et Volailles
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PHOTO FOURNIE PAR L’AGENCE Julie Audette et Valériane Paré, de l’agence Le vent dans les voiles (VDLV)
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VINS ET VOLAILLES Putes féministes a été la première bouteille à message lancée par Vins et Volailles.

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