Agoniser de ses cendres
Huit ans que le système de paie Phénix volette à vue, sans instrument de mesure. Huit ans que des milliers d’employés de la fonction publique fédérale remuent en vain les cendres accumulées au fil d’une série noire de trop-payés, d’absences de paie, de primes non versées et d’années d’expérience opérationnelle non reconnues, qui illustrent l’incapacité navrante de la fonction publique canadienne à reprendre le droit chemin une fois qu’elle est embourbée.
Qui l’aurait cru ? Plus de 3000 améliorations et correctifs plus tard, le système implanté par IBM pourrit encore des vies. Il y a quelques jours, Le Devoir rapportait le calvaire d’une fonctionnaire de Laval à l’aube de la retraite à qui le gouvernement réclame plus de 12 000 $ versés en trop. Non seulement cette somme n’a jamais été versée dans son compte de banque, affirme-t-elle, mais ce bras de fer survient alors qu’elle-même a perdu tout espoir de ravoir les 30 000 $ en salaire disparus dans les méandres de Phénix entre 2016 et 2018. Le mois dernier, c’est le Journal de Montréal qui racontait les déboires d’un fonctionnaire de la région de Québec ayant dû réhypothéquer sa maison en raison de démêlés insolubles avec Phénix. Ces deux histoires ne sont pas des anecdotes, encore moins des anomalies. Ils sont des dizaines de milliers de fonctionnaires fédéraux à traîner des problèmes de rémunération semblables.
Réunis en front commun, les trois principaux syndicats de fonctionnaires fédéraux estiment que la moitié de leurs membres font encore les frais des errements de leur système de paie, maux de tête en prime. Sans oublier les contribuables, pour qui les économies de 70 millions promises avec Phénix se sont transformées en imprévus de deux milliards — jusqu’ici, car le compteur tourne encore.
Cotes de crédit ruinées, faillites personnelles, plans de retraites compromis, avancement retardé : on comprend l’écoeurement généralisé qui a poussé le front commun à réclamer une nouvelle compensation financière la semaine dernière. Du même souffle, les trois syndicats pressent le gouvernement Trudeau « de stabiliser le système de paie et d’éliminer définitivement l’arriéré qui ne cesse de croître ». Cela tombe sous le sens, même si on doute que leur principale solution — grossir les rangs du personnel de la rémunération — ne change vraiment la donne.
Sous les libéraux, la fonction publique n’a jamais compté autant de soldats. Depuis 2015, le nombre de fonctionnaires a augmenté de 24 %. Paradoxalement, l’appareil gouvernemental continue d’accumuler les retards et les dysfonctions. Pensez seulement à la crise surréelle des passeports ou à celle des visas, qui s’étire au point que nos délais sont devenus la risée à l’international et un frein pour nos événements culturels ou scientifiques.
L’enflure n’a pas que ralenti la course de l’appareil étatique, elle semble lui avoir coupé les ailes en matière d’innovation et de recherche de solutions. Depuis 2015, la valeur des contrats sous-traités en externe est passée d’un peu moins de 8 milliards à près de 15 milliards de dollars. Ce transfert vers les consultants privés, dont l’omniprésente firme américaine McKinsey, a pris une telle ampleur qu’on est en droit de s’inquiéter de ses effets sur notre bureaucratie comme sur l’engagement de la classe politique.
Pas besoin de reculer loin pour voir jusqu’où ce désengagement peut mener. Le gouvernement Trudeau a les deux pieds empêtrés dans le scandale de l’application ArriveCAN, qui a récemment fait l’objet d’un rapport dévastateur de la vérificatrice générale. Pis, l’ombudsman de l’approvisionnement du Canada craint que la pratique « troublante » voulant que des fournisseurs du gouvernement sous-traitent le travail à d’autres, comme on l’a vu avec ArriveCAN, ne soit devenue monnaie courante.
Le gouvernement Trudeau doit arrêter de se défiler. C’est bien à lui que revient la responsabilité de définir ses orientations politiques comme c’est à lui d’assurer la bonne conduite de ses programmes. Il y avait quelque chose de proprement indécent mardi dernier à entendre le leader du gouvernement à la Chambre rejeter le blâme sur le gouvernement Harper, qui a passé la commande de Phénix à la multinationale IBM… en 2015 !
C’est bien sous le gouvernement Trudeau que le système de paie a finalement été lancé en 2016. C’est encore sous lui que la cascade de problèmes s’est enchaînée. Poussée dans les câbles, la présidente du Conseil du Trésor a dit prendre « cet enjeu très au sérieux ». Elle n’a cependant pas voulu s’avancer sur d’éventuelles compensations ni même sur l’avenir de Phénix à court ou à moyen terme.
On salue sa prudence, on ne voudrait pas retomber dans le piège en précipitant un changement de système, bien sûr. Reste que huit années à regarder Phénix se consumer aurait dû largement suffire à son gouvernement pour se faire une tête. Contrairement à l’oiseau mythique dont il porte fort mal le nom, ce système de paie ne renaîtra pas seul de ses cendres. L’agonie a assez duré, au gouvernement Trudeau d’assumer ses responsabilités.