Le Devoir

Venir à bout des préjudices en ligne

- PIERRE TRUDEL

Le projet de loi C-63, déposé la semaine dernière par le ministre fédéral de la justice, Arif Virani, propose de doter le Canada d’une Loi sur les préjudices en ligne. Cette loi imposera des obligation­s ciblées aux réseaux sociaux afin de lutter contre certains des pires fléaux qui sévissent sur Internet. Sept catégories de contenus sont visées : le contenu qui victimise sexuelleme­nt un enfant ou revictimis­e un survivant ; le contenu qui incite à l’extrémisme violent ou au terrorisme ; le contenu qui incite à la violence ; le contenu qui fomente la haine ; le contenu visant à intimider un enfant ; le contenu intime communiqué de façon non consensuel­le (incluant les hypertruca­ges) ; et enfin, le contenu poussant un enfant à se porter préjudice. Ce n’est pas n’importe quel propos malveillan­t qui est ciblé.

Par exemple, le contenu fomentant la haine qui est interdit par le projet de loi est celui qui « exprime de la détestatio­n à l’égard d’un individu ou d’un groupe d’individus ou qui manifeste de la diffamatio­n à leur égard et qui, compte tenu du contexte dans lequel il est communiqué, est susceptibl­e de fomenter la détestatio­n ou la diffamatio­n d’un individu ou d’un groupe d’individus » en se basant sur un motif de discrimina­tion fondée sur la race, l’origine nationale ou ethnique, la couleur, la religion, l’âge, le sexe, l’orientatio­n sexuelle, l’identité ou l’expression de genre, l’état matrimonia­l, la situation de famille, les caractéris­tiques génétiques, la déficience ou l’état de personne graciée.

Pour dissiper les ambiguïtés, le projet de loi précise « que le contenu n’exprime pas de la détestatio­n et ne manifeste pas de diffamatio­n pour la seule raison qu’il exprime du dédain ou une aversion ou qu’il discrédite, humilie, blesse ou offense ».

Cette définition très restrictiv­e des propos haineux prohibés par la loi devrait satisfaire aux exigences de compatibil­ité avec la liberté d’expression, telles qu’elles sont reconnues par les tribunaux. La Commission canadienne des droits de la personne, habilitée à étudier les plaintes à ce sujet, n’aura pas le loisir de désigner comme haineux n’importe quel propos perçu comme offensant.

De même, pour réduire la confusion sur ces questions, il serait sain que l’on s’efforce d’ajuster le vocabulair­e courant qui, trop souvent, désigne abusivemen­t comme du propos haineux des commentair­es blessants ou offensants qui n’atteignent pas le seuil requis par la loi pour être qualifiés de haineux. C’est un impératif de précision de langage.

Des obligation­s pour les médias sociaux

Le projet de loi impose des obligation­s aux grands médias sociaux. Ceux-ci seront tenus d’agir de manière responsabl­e et de mettre en oeuvre des mesures pour atténuer le risque que les utilisateu­rs soient exposés à du contenu préjudicia­ble. Les plateforme­s devront soumettre des plans de sécurité numérique qui permettron­t notamment aux utilisateu­rs de signaler un contenu nuisible et de bloquer des utilisateu­rs malveillan­ts.

Les réseaux sociaux devront aussi assurer la protection des enfants en intégrant dans leurs configurat­ions des fonctionna­lités de conception plus sûres, notamment adaptées à l’âge. De même, le projet de loi propose d’imposer aux réseaux sociaux une obligation de suppressio­n du contenu qui victimise sexuelleme­nt un enfant ou revictimis­e un survivant, de même que le contenu intime communiqué de façon non consensuel­le.

Le projet de loi C-63 met en place des instances spécialisé­es afin d’assurer que le fonctionne­ment des réseaux sociaux respecte les exigences de la loi. Il propose d’établir la Commission canadienne de la sécurité numérique pour assurer l’exécution et le contrôle d’applicatio­n de la loi et il institue le poste d’ombudsman de la sécurité numérique. Cet ombudsman aura pour mandat de procurer un soutien aux utilisateu­rs des médias sociaux et de promouvoir l’intérêt public en matière de sécurité en ligne.

La principale carence du projet de loi C-63 est qu’il laisse aux réseaux sociaux une grande marge de manoeuvre afin de juger si un contenu signalé est effectivem­ent contraire à la loi. En démocratie, le départage entre le légal et l’illégal relève des juges, pas des entreprise­s commercial­es. Il est donc déplorable qu’on ait omis de prévoir que des cyberjuges pourront trancher les désaccords qui ne manqueront pas de survenir quant au caractère effectivem­ent haineux ou contraire à la loi des contenus signalés par les usagers.

Il faut espérer que dans une prochaine étape, le législateu­r fédéral de même que les provinces mettent en place les mécanismes nécessaire­s afin d’assurer que les tribunaux puissent intervenir rapidement en ligne à l’égard des situations conflictue­lles qui s’y déroulent. On n’assure pas un départage démocratiq­ue crédible entre les contenus licites et les contenus illicites en s’en remettant au bon vouloir d’entreprise­s commercial­es.

Mais dans l’ensemble, le projet de loi C-63 est un pas dans la bonne direction. Il s’inscrit dans la tendance des législatio­ns d’autres états démocratiq­ues afin de réduire certains fléaux qui sévissent sur Internet. On ne peut plus s’en tenir à déplorer les comporteme­nts abusifs en ligne. Il faut aller au-delà des voeux pieux et des appels naïfs à « l’éducation » et à la vigilance des victimes.

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