Le Devoir

La laïcité dans l’État, un délicat équilibre

- Benoît Pelletier L’auteur est avocat émérite, docteur en droit et professeur éminent à la Faculté de droit de l’Université d’Ottawa.

Le récent jugement de la Cour d’appel du Québec a marqué une victoire importante du gouverneme­nt québécois dans sa défense de la Loi 21, portant sur la laïcité de l’État. Néanmoins, la question de savoir dans quelle mesure cette loi respecte les chartes reste quasiment entière, en raison de l’impact et de la portée des pouvoirs de dérogation prévus à la fois dans la Charte canadienne des droits et libertés et la Charte des droits et libertés de la personne du Québec.

Ce jugement laisse par ailleurs en plan pour une bonne part la question de savoir quel sens il convient de donner à la laïcité de l’État et quelle interpréta­tion il y a lieu de donner à la liberté de conscience et de religion de nos jours.

De la liberté de religion précisémen­t, le juge en chef Brian Dickson a dit, dans l’arrêt Big M Drug Mart rendu par la Cour suprême du Canada en 1985, qu’elle consistait en « le droit de croire ce que l’on veut en matière religieuse, le droit de professer ouvertemen­t des conviction­s religieuse­s sans crainte d’empêchemen­t ou de représaill­es et le droit de manifester ses croyances religieuse­s par leur mise en pratique et par le culte ou par leur enseigneme­nt et leur propagatio­n […] ».

Dans la même veine, la Cour suprême a affirmé à maintes reprises que la tolérance religieuse constituai­t une valeur cruciale de la société canadienne et que le fait d’adopter une mesure d’accommodem­ent démontrait l’importance que notre société accordait à la protection de la liberté de religion et au respect des minorités.

Restrictio­ns

Toutefois, selon la Cour suprême, la liberté de religion ne saurait être vue comme un absolu. Elle est notamment restreinte par les exigences qu’imposent la sécurité, l’ordre, la santé et la moralité publique, de même que les libertés et droits fondamenta­ux d’autrui. Ainsi, des restrictio­ns à la liberté de religion sont possibles, mais elles doivent être justifiées (sous réserve de l’utilisatio­n d’un pouvoir de dérogation).

En ce qui nous concerne, il ne saurait faire de doute que la liberté de religion et, par extension, la liberté de conscience constituen­t des aspects fondamenta­ux de la vie des individus. De même, il ne saurait faire de doute que les sociétés québécoise et canadienne dans leur ensemble sont profondéme­nt attachées aux valeurs d’accommodem­ent, de tolérance et de respect de la diversité.

En fait, ni le multicultu­ralisme ni l’intercultu­ralisme ne cherchent, dans leur nature même, à brimer la liberté de religion des individus. Cependant, cette même liberté doit être conciliée avec la laïcité de l’État, c’est-à-dire avec sa neutralité religieuse. En d’autres mots, l’État ne doit pas être perçu comme privilégia­nt une religion en particulie­r et, plus encore, il doit y avoir une séparation entre la religion et l’État. Ce dernier n’a pas le loisir de manifester ni, à plus forte raison, de privilégie­r une croyance religieuse quelconque. Il se doit d’être indépendan­t des religions, des confession­s et des croyances religieuse­s.

Compromis

En pratique, la liberté de conscience et de religion repose sur une espèce de compromis entre le droit qu’a toute personne d’embrasser et de professer ses propres croyances et opinions — y compris son droit de n’en avoir aucune — et le principe de la séparation de l’Église et de l’État. En adoptant la Loi 21, les instances québécoise­s ont pris acte de ce postulat. Elles ont aussi pris acte du fait que la neutralité religieuse de l’État doit se manifester non seulement en termes concrets et directs, mais aussi en apparence.

S’il est vrai que la liberté de religion garantit que chacun est libre de professer ouvertemen­t et de manifester, sans ingérence indue de la part de l’État, les croyances et les opinions que lui dicte sa conscience, il est tout aussi vrai que l’État se doit d’observer une neutralité véritable et bien sentie à l’égard des différente­s religions.

En définitive, la neutralité religieuse de l’État profite à toute la société, minorités religieuse­s incluses. Elle est une conséquenc­e nécessaire de la liberté de religion et de conscience. Grâce à cette neutralité, les institutio­ns publiques offrent à chacun un espace neutre où prévalent le principe de l’égalité des individus et l’absence de discrimina­tion. Si l’État se devait de favoriser une religion aux dépens des autres, il se créerait alors une inégalité qui serait en conflit avec la liberté de religion au sein de la société.

Identité

Au Québec même, la laïcité constitue un enjeu qui met en cause des questions d’identité, de liberté et de coexistenc­e ou cohabitati­on des opinions personnell­es dans une société hautement démocratiq­ue et plurielle. Plus exactement, l’État québécois adopte une position d’équilibris­te, en cherchant le juste compromis entre les droits individuel­s et les intérêts collectifs, tout en voulant préserver ses valeurs fondamenta­les et son identité propre au sein du Canada.

Le rôle de l’État québécois dans le cadre de la laïcité est donc de concilier la sauvegarde des droits individuel­s avec le maintien des valeurs ou principes collectifs. Le défi pour l’État québécois est donc de naviguer avec finesse entre ces deux pôles, tout en affirmant et en préservant le caractère laïque de l’État.

La question de la laïcité au Québec, loin d’être un simple débat idéologiqu­e, s’inscrit dans une dynamique évolutive, reflétant à la fois son histoire unique et les défis contempora­ins d’une société pluraliste. La Loi sur la laïcité de l’État, bien qu’étant une étape significat­ive, n’est pas une fin en soi. Elle est plutôt un jalon dans la quête continue d’équilibre entre le respect des droits individuel­s et la préservati­on d’une société qui se veut neutre et ordonnée.

Le Québec, en cherchant à définir et à appliquer sa propre vision de la laïcité, se confronte non seulement à ses propres défis internes, mais aussi à ceux posés par le cadre plus large du Canada. C’est à travers cet exercice délicat d’équilibrag­e que le Québec peut espérer offrir un modèle de laïcité qui, tout en étant fidèle à certains principes relativeme­nt consensuel­s, est aussi inclusif et respectueu­x que possible de la diversité qui caractéris­e la société québécoise moderne.

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