Orgueil et préjugés, le XIXe siècle d’aujourd’hui
Le roman le plus célèbre de Jane Austen prend vie, partiellement revisité, sur la scène du Trident
Après avoir été au coeur d’une série — devenue culte — de la BBC en 1995 et de quelques transpositions cinématographiques (dont une, de 1940, mettant en vedette Laurence Olivier), les figures iconiques que sont Fitzwilliam Darcy et Elizabeth Bennet fouleront les planches québécoises dans une « première adaptation en français », comme l’affirme fièrement celle qui la signe, Marianne Marceau. La comédienne, autrice et ancienne directrice artistique du Festival du Jamais Lu Québec n’avait pas eu l’heur de se hasarder entre les pages d’Orgueil et préjugés avant que le directeur artistique du Théâtre du Trident, Olivier Arteau, l’approche pour ce projet. Or, c’était à un véritable « coup de foudre » littéraire qu’il conviait l’artiste.
Elle s’est trouvée tout particulièrement interpellée par la complexité des relations entre les classes sociales qui imprègne l’ouvrage. Rappelons-nous que le couple Bennet doit marier avantageusement ses cinq filles (Jane, Elizabeth, Mary, Catherine dite « Kitty » et Lydia), aucune d’elles n’ayant le droit d’hériter du domaine familial, apanage des mâles de la lignée. L’entreprise ne se déroulera pas sans heurts, car non seulement les demoiselles auront l’outrecuidance de vouloir choisir leurs compagnons, mais également parce que le manque de raffinement et de retenue de leur mère participera à rebuter certains prétendants.
D’aucuns pourraient estimer que les rapports sociaux hautement codifiés de la Régence anglaise n’ont que peu de résonance dans l’Amérique contemporaine, mais Marianne Marceau est d’un tout autre avis : « Pour moi, l’enjeu des classes sociales est tellement important de nos jours. Le dernier film de Monia Chokri, Simple comme Sylvain, c’est de ça que ça parle. On dirait qu’elles sont moins apparentes parce que les gens qui étaient auparavant plus pauvres exerçaient des métiers qui, aujourd’hui, rapportent plus. On voit maintenant des gens qui pratiquent ces métiers-là plus fortunés que d’autres qui sont passés par l’université, qui sont pigistes. Les frontières sont moins évidentes, mais elles ne sont pas moins présentes. Parce que ce qui définit une classe sociale, ce n’est pas nécessairement l’argent, ce sont les codes qui régissent ces milieux-là. »
Et ces considérations seraient toujours intrinsèquement liées aux prémices amoureuses. « On se demande peut-être moins combien l’autre fait d’argent », reconnaît Marceau, qui soutient néanmoins qu’on fait face à des questionnements comme : « Vas-tu être admis dans ma famille ? Vas-tu bien t’entendre avec les miens ? Est-ce que j’ai honte d’être avec toi ? »
Mises à jour
Bien qu’il s’agisse d’une production d’époque, la metteuse en scène MarieHélène Gendreau dit avoir convoqué tous les moyens contemporains pouvant donner corps à « l’humour, l’intelligence, la perspicacité, l’aplomb, l’envergure » de l’écriture d’Austen, en portant une attention toute particulière aux « papillons dans le bas-ventre » qui animent ses protagonistes. Quelques libertés ont aussi été prises avec le récit original pour l’arrimer au contexte actuel.
On assistera ainsi à la réhabilitation du personnage de Mary — traditionnellement méprisée par son entourage pour son physique ingrat et ses velléités intellectuelles —, qui devient la narratrice du spectacle. Ce coryphée est inspiré à la fois de l’autrice d’Emma et de Raison et sentiments, ainsi que de Virginia Woolf, qui considérait la romancière comme une pionnière essentielle dans l’histoire littéraire des femmes. « Mary me permet de faire des commentaires sur certaines facettes de la société, du rapport hommefemme », explique Marceau.
Car les amours austeniennes, sans surprise, sont exclusivement hétérosexuelles, une convention que les
créatrices ont décidé de respecter, tout en intégrant au spectacle une autre forme de diversité, celle des corps. Par exemple, Madame Bennet — qui est ici plus appréciée de son mari que dans l’oeuvre originale — est incarnée par Arielle De Garie, une comédienne vivant avec un handicap et se déplaçant en fauteuil roulant. « Ça apporte une couche de plus, qu’on n’a pas tant vue dans les adaptations au cinéma ou à la télé, note Gendreau. Montrer un amour durable et de la tendresse physique impliquant quelqu’un qui a des limitations corporelles, on ne voit pas souvent ça. C’est une vision qui donne espoir, qui est lumineuse et belle. »
La clairvoyance implacable mais jamais désenchantée qui constitue la signature de Jane Austen représente, pour le duo, une bouffée d’air frais bienvenue, voire providentielle, sur la scène théâtrale québécoise. « Ces temps-ci, le théâtre militant est très présent, avance Marianne Marceau. Or je me questionne : est-ce que j’ai envie, quand je vais dans une salle de spectacle, qu’on me dise des choses qui déjà me culpabilisent et me dépriment à l’extérieur de ces murs-là ? Parfois, on a besoin d’espaces pour trouver l’énergie, la lumière nécessaire pour s’activer
dans le monde. On a besoin de ces lieux d’amour et de rencontre, de croire qu’il y a quelque chose en l’autre qui peut nous rendre meilleurs, nous apporter du bonheur et de la joie. » Et son acolyte d’ajouter avec conviction : « Ça fait un bien fou à tout le monde et on ne se privera certainement pas de ça dans l’ère actuelle. »
MARIANNE MARCEAU
Pour moi, l’enjeu des classes sociales est tellement important de nos jours. Le dernier film de Monia Chokri, Simple comme Sylvain, c’est de ça que ça parle. On dirait qu’elles sont moins apparentes parce que les gens qui étaient auparavant plus pauvres exerçaient des métiers qui, aujourd’hui, rapportent plus.