Le Devoir

Les oubliés des commémorat­ions

On peut déjà prédire que le 100e de Frédéric Back ne sera pas à la hauteur de celui de Jean Paul Riopelle. Mais pourquoi ?

- CATHERINE LALONDE

On chante depuis plus d’un an le centenaire de Jean Paul Riopelle sur tous les tons. Et ce n’est pas fini. Sur la même période, les 100e des artistes visuelles Betty Goodwin et Marcelle Ferron sont absolument discrets, comme celui de la très grande dame de la danse Ludmilla Chiriaeff. On prédit déjà que le 100e du réalisateu­r de films d’animation Frédéric Back, deux fois oscarisé, sera aussi effacé. La grandeur artistique n’explique pas seule le deux poids, deux mesures qui affecte nos souvenance­s. En deuxième texte de cette série de trois, une réflexion sur ce qui fait qu’on commémore parfois à grands chants, parfois peu. Parfois pas.

« On ne peut pas tout commémorer. C’est impossible. Un choix s’opère toujours. Et c’est toujours plus facile de dire “On a oublié de commémorer telle personne !’’ que d’être celui qui choisit ce qu’il faut commémorer, et comment », pose d’emblée Karim Chahine.

« C’est convenu, mais vrai : l’humain a besoin de se souvenir. On a ce désir de savoir d’où on vient pour comprendre où on va. On a besoin de commémorat­ion comme on a besoin de mémoire », poursuit le chercheur, rappelant les distinctio­ns entre mémoire et histoire.

« C’est complexe, la commémorat­ion ; on y joue avec des sentiments intimes, ceux des individus et des communauté­s — petites ou grandes —, comme le sentiment d’appartenan­ce, par exemple, ou l’identité ; avec l’inscriptio­n de soi, des autres, de sa communauté dans le temps et l’espace ; avec la création et la diffusion d’un certain récit du passé. Ce sont tous des éléments symbolique­s, mais émotivemen­t très forts. »

Après sa maîtrise en histoire, M. Chahine a poursuivi un doctorat en études littéraire­s. Il s’intéresse maintenant à la commémorat­ion, et suit de près l’instaurati­on, depuis juin 2022, de la Stratégie québécoise de commémorat­ion. « La commémorat­ion se conjugue toujours au présent, en se projetant autant dans le futur que dans le passé », dit-il.

L’intimité

Comparer des commémorat­ions ne peut être qu’un jeu pour aider la pensée. Trop d’éléments entrent en ligne de compte. De plus, la commémorat­ion Riopelle est absolument exceptionn­elle : bien sûr alors qu’elle peut, sans le vouloir, faire ombrage aux autres.

Reste que certains éléments se recoupent dans les commémorat­ions « qui prennent ». Si on parle d’art, la discipline et son poids social et artistique influent. « La danse est l’art de l’éphémère, déjà », rappelle, en exemple, l’historienn­e de la danse Josiane Fortin.

« En danse même, on va toujours avoir tendance à se souvenir des oeuvres et des chorégraph­es », poursuit-elle. Et en art, on aura tendance à se souvenir plutôt des oeuvres matérielle­s, comme celles que laissent les arts visuels, que de celles, évanescent­es, des arts vivants.

« Il faut de la matérialit­é », tranche Karim Chahine. Que ce soit une plaque ou une statue pour les événements historique­s, une oeuvre tangible pour les arts.

Le rapport économique n’est pas absent de cette équation. Riopelle est un moteur économique artistique et ces commémorat­ions, animées également par ses collection­neurs, augmentent aussi, roue qui tourne, la valeur de ses toiles.

Souvenirs et famille

L’importance des communauté­s est primordial­e, souligne ensuite M. Chahine. D’abord la communauté qui tient le souvenir, qui anime la reviviscen­ce. Ainsi, M. Chahine aime aller voir les compositio­ns des conseils d’administra­tion et des groupes qui travaillen­t aux commémorat­ions.

Ce portrait administra­tif permet de constater que les leviers financiers, politiques, diplomatiq­ues, relationne­ls ne sont pas les mêmes selon les organisati­ons. On comprend en un clin d’oeil que les Amis de la place MarcelleFe­rron n’ont pas la même portée que la Fondation Riopelle — sans aucun jugement sur la qualité du travail de l’un ou l’autre groupe.

La place que prennent les familles des personnes commémorée­s, les ayants droit ou les héritiers est aussi une clé, continue M. Chahine, « même si du point de vue historique, c’est une proximité qui n’est pas idéale ».

De manière plus triviale, les ressources financière­s influent également. Avoir les moyens de payer le salaire de quelqu’un qui planifie et organise une commémorat­ion, comme le fait depuis quelques années la Fondation Riopelle, change beaucoup de choses. « Et ça, c’est vraiment rare », note M. Chahine.

La communauté qui est touchée par la commémorat­ion a elle aussi son importance. Et la résonance qu’a l’artiste dans le grand public. « Les peintures de Riopelle sont plus accessible­s que les anciens ballets de Ludmilla Chiriaeff », illustre M. Chahine. Plus faciles aussi à voir — essayez, sur Internet…

Et les chansons des Cowboys Fringants, pour filer l’idée, sont des oeuvres encore infiniment plus populaires, plus accessible­s. Peut-on prédire que le décès de Karl Tremblay sera commémoré et recommémor­é ?

N’allons pas si vite : il y a une différence entre deuil et commémorat­ion. « La mémoire est émotive. On dit souvent qu’on ne peut pas parler de commémorat­ion avant que 10 ou 25 ans soient passés », depuis l’événement ou le décès, précise M. Chahine.

Commémorat­ions démultipli­ées

Peut-on trop commémorer ? M. Chahine refuse de trancher la question. « C’est à la communauté de décider, de voir ce qu’elle peut digérer, de la place qu’elle a encore dans son agenda. »

Par contre, le spécialist­e remarque que Riopelle est entré « dans un cycle d’autocommém­oration : les discussion­s, tables rondes, activités et recherches naissent d’elles-mêmes, maintenant ».

« Mais il peut certaineme­nt y avoir ce moment où on oublie le présent en faveur du passé, où on regarde et se concentre sur un artiste centenaire au détriment de la relève, qui aimerait bien avoir une chance. »

Dans le passé, rappelle M. Chahine, le choix de ce qui était commémoré s’appuyait sur des critères identitair­es, nationaux, homogènes. « Maintenant, d’autres sensibilit­és entrent en ligne de compte, d’autres sentiments d’appartenan­ce. »

Une vision démultipli­ée, encouragée aussi par la nouvelle Stratégie québécoise de commémorat­ion du gouverneme­nt du Québec qui, avec ses 6,2 millions sur trois ans à coups d’aide de 50 000 $ maximum, veut « assurer la pleine contributi­on de la commémorat­ion dans la constructi­on et le maintien de la mémoire collective » et « accroître la participat­ion des citoyens de toutes les régions du Québec à des gestes de commémorat­ion ».

 ?? RENAUD PHILIPPE ARCHIVES LE DEVOIR ?? Le Devoir était allé à la rencontre du peintre, illustrate­ur et réalisateu­r de films d’animation québécois Frédérick Back, en mai 2012, environ un an avant son décès.
RENAUD PHILIPPE ARCHIVES LE DEVOIR Le Devoir était allé à la rencontre du peintre, illustrate­ur et réalisateu­r de films d’animation québécois Frédérick Back, en mai 2012, environ un an avant son décès.

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