Les oubliés des commémorations
On peut déjà prédire que le 100e de Frédéric Back ne sera pas à la hauteur de celui de Jean Paul Riopelle. Mais pourquoi ?
On chante depuis plus d’un an le centenaire de Jean Paul Riopelle sur tous les tons. Et ce n’est pas fini. Sur la même période, les 100e des artistes visuelles Betty Goodwin et Marcelle Ferron sont absolument discrets, comme celui de la très grande dame de la danse Ludmilla Chiriaeff. On prédit déjà que le 100e du réalisateur de films d’animation Frédéric Back, deux fois oscarisé, sera aussi effacé. La grandeur artistique n’explique pas seule le deux poids, deux mesures qui affecte nos souvenances. En deuxième texte de cette série de trois, une réflexion sur ce qui fait qu’on commémore parfois à grands chants, parfois peu. Parfois pas.
« On ne peut pas tout commémorer. C’est impossible. Un choix s’opère toujours. Et c’est toujours plus facile de dire “On a oublié de commémorer telle personne !’’ que d’être celui qui choisit ce qu’il faut commémorer, et comment », pose d’emblée Karim Chahine.
« C’est convenu, mais vrai : l’humain a besoin de se souvenir. On a ce désir de savoir d’où on vient pour comprendre où on va. On a besoin de commémoration comme on a besoin de mémoire », poursuit le chercheur, rappelant les distinctions entre mémoire et histoire.
« C’est complexe, la commémoration ; on y joue avec des sentiments intimes, ceux des individus et des communautés — petites ou grandes —, comme le sentiment d’appartenance, par exemple, ou l’identité ; avec l’inscription de soi, des autres, de sa communauté dans le temps et l’espace ; avec la création et la diffusion d’un certain récit du passé. Ce sont tous des éléments symboliques, mais émotivement très forts. »
Après sa maîtrise en histoire, M. Chahine a poursuivi un doctorat en études littéraires. Il s’intéresse maintenant à la commémoration, et suit de près l’instauration, depuis juin 2022, de la Stratégie québécoise de commémoration. « La commémoration se conjugue toujours au présent, en se projetant autant dans le futur que dans le passé », dit-il.
L’intimité
Comparer des commémorations ne peut être qu’un jeu pour aider la pensée. Trop d’éléments entrent en ligne de compte. De plus, la commémoration Riopelle est absolument exceptionnelle : bien sûr alors qu’elle peut, sans le vouloir, faire ombrage aux autres.
Reste que certains éléments se recoupent dans les commémorations « qui prennent ». Si on parle d’art, la discipline et son poids social et artistique influent. « La danse est l’art de l’éphémère, déjà », rappelle, en exemple, l’historienne de la danse Josiane Fortin.
« En danse même, on va toujours avoir tendance à se souvenir des oeuvres et des chorégraphes », poursuit-elle. Et en art, on aura tendance à se souvenir plutôt des oeuvres matérielles, comme celles que laissent les arts visuels, que de celles, évanescentes, des arts vivants.
« Il faut de la matérialité », tranche Karim Chahine. Que ce soit une plaque ou une statue pour les événements historiques, une oeuvre tangible pour les arts.
Le rapport économique n’est pas absent de cette équation. Riopelle est un moteur économique artistique et ces commémorations, animées également par ses collectionneurs, augmentent aussi, roue qui tourne, la valeur de ses toiles.
Souvenirs et famille
L’importance des communautés est primordiale, souligne ensuite M. Chahine. D’abord la communauté qui tient le souvenir, qui anime la reviviscence. Ainsi, M. Chahine aime aller voir les compositions des conseils d’administration et des groupes qui travaillent aux commémorations.
Ce portrait administratif permet de constater que les leviers financiers, politiques, diplomatiques, relationnels ne sont pas les mêmes selon les organisations. On comprend en un clin d’oeil que les Amis de la place MarcelleFerron n’ont pas la même portée que la Fondation Riopelle — sans aucun jugement sur la qualité du travail de l’un ou l’autre groupe.
La place que prennent les familles des personnes commémorées, les ayants droit ou les héritiers est aussi une clé, continue M. Chahine, « même si du point de vue historique, c’est une proximité qui n’est pas idéale ».
De manière plus triviale, les ressources financières influent également. Avoir les moyens de payer le salaire de quelqu’un qui planifie et organise une commémoration, comme le fait depuis quelques années la Fondation Riopelle, change beaucoup de choses. « Et ça, c’est vraiment rare », note M. Chahine.
La communauté qui est touchée par la commémoration a elle aussi son importance. Et la résonance qu’a l’artiste dans le grand public. « Les peintures de Riopelle sont plus accessibles que les anciens ballets de Ludmilla Chiriaeff », illustre M. Chahine. Plus faciles aussi à voir — essayez, sur Internet…
Et les chansons des Cowboys Fringants, pour filer l’idée, sont des oeuvres encore infiniment plus populaires, plus accessibles. Peut-on prédire que le décès de Karl Tremblay sera commémoré et recommémoré ?
N’allons pas si vite : il y a une différence entre deuil et commémoration. « La mémoire est émotive. On dit souvent qu’on ne peut pas parler de commémoration avant que 10 ou 25 ans soient passés », depuis l’événement ou le décès, précise M. Chahine.
Commémorations démultipliées
Peut-on trop commémorer ? M. Chahine refuse de trancher la question. « C’est à la communauté de décider, de voir ce qu’elle peut digérer, de la place qu’elle a encore dans son agenda. »
Par contre, le spécialiste remarque que Riopelle est entré « dans un cycle d’autocommémoration : les discussions, tables rondes, activités et recherches naissent d’elles-mêmes, maintenant ».
« Mais il peut certainement y avoir ce moment où on oublie le présent en faveur du passé, où on regarde et se concentre sur un artiste centenaire au détriment de la relève, qui aimerait bien avoir une chance. »
Dans le passé, rappelle M. Chahine, le choix de ce qui était commémoré s’appuyait sur des critères identitaires, nationaux, homogènes. « Maintenant, d’autres sensibilités entrent en ligne de compte, d’autres sentiments d’appartenance. »
Une vision démultipliée, encouragée aussi par la nouvelle Stratégie québécoise de commémoration du gouvernement du Québec qui, avec ses 6,2 millions sur trois ans à coups d’aide de 50 000 $ maximum, veut « assurer la pleine contribution de la commémoration dans la construction et le maintien de la mémoire collective » et « accroître la participation des citoyens de toutes les régions du Québec à des gestes de commémoration ».