Le Devoir

Avant la béatificat­ion

- JEAN-FRANÇOIS LISÉE Chroniqueu­r, Jean-François Lisée a dirigé le Parti québécois de 2016 à 2018. Il a publié Par la bouche de mes crayons. jflisee@ledevoir.com

Robert Bourassa avait rendu l’âme. Des funéraille­s nationales avaient été organisées. Mon patron Lucien Bouchard en revenait. Dans son bureau alors juché dans les hauteurs de l’immeuble d’HydroQuébe­c, on lui passait l’appel d’André Bérard, président de la Banque Nationale, en déplacemen­t en Asie. Bérard était un acteur clé du grand sommet sur l’économie qu’on préparait. Entre autres sujets, j’entendis M. Bouchard lui dire : « Il a eu une excellente semaine. » L’appel terminé, je lui demandai : « L’excellente semaine, c’était celle de Bourassa ? » Bouchard opina. « Vous vouliez dire, à part pour le décès ? »

Brian Mulroney est en train de passer une excellente semaine. On ne tarit pas d’éloges, mérités, sur ses tentatives de réintégrer le Québec dans le giron canadien, sur son opposition à l’apartheid, sur son combat gagné contre les pluies acides et sur le libre-échange canado-américain, entre autres.

Ayant participé, dans ces pages et sur les ondes, à vanter ses nombreux mérites, puis-je me permettre de conclure que son bilan était globalemen­t positif ? Ce qui signifie qu’il ne l’était pas totalement. Les privatisat­ions d’Air Canada et du Canadien National ont-elles vraiment été bénéfiques ? On dit beaucoup de bien de ses initiative­s environnem­entales, mais le feu vert donné à l’expansion de l’extraction pétrolière dans l’Ouest a-t-il vraiment rendu service à la planète ?

La principale tache qui devrait apparaître au passif de Brian Mulroney concerne les droits des femmes. Deux fois il a tenté de recriminal­iser l’avortement. S’il a échoué, c’est bien malgré lui.

En campagne, Mulroney s’était déclaré contre « l’avortement sur demande ». Il était élu depuis quatre ans lorsque la Cour suprême, dans la cause Morgentale­r en janvier 1988, affirma sans détour que « forcer une femme, sous la menace d’une sanction criminelle, à mener le foetus à terme, à moins qu’elle ne remplisse certains critères indépendan­ts de ses propres priorités et aspiration­s, est une ingérence profonde à l’égard de son corps et donc une atteinte à la sécurité de sa personne ».

On s’est habitués depuis à vivre avec la décision de la Cour comme seule boussole en matière d’avortement, mais il semblait à l’époque inconcevab­le que le Parlement ne balise pas la chose par une loi. Mulroney en faisait une priorité et déposa un projet qui interdisai­t l’avortement en fin de grossesse. Le texte fut défait par une majorité de députés composée de ceux qui jugeaient le texte trop restrictif et d’autres, surtout conservate­urs, qui le trouvaient trop permissif. Mulroney revint l’année suivante avec un texte plus dur, interdisan­t tous les avortement­s sauf si le médecin traitant jugeait que la vie ou la santé de la mère était en danger. Les médecins contrevena­nts seraient passibles de deux ans de prison.

Cette fois, la mesure fut adoptée par la Chambre, Mulroney et ses ministres étant parmi les 140 députés ayant voté pour, 131 ayant voté contre. Ne restait que l’étape du Sénat, où une majorité favorable au projet semblait acquise. Mais Mulroney y avait entre autres nommé son ancienne ministre Pat Carney, dont les conviction­s pro-choix étaient bien connues. Carney se souvient d’avoir reçu avant le vote des « pressions très, très fortes » lui enjoignant, au moins, de s’abstenir. Ordre alphabétiq­ue oblige, elle fut la première représenta­nte du Parti conservate­ur du Sénat à s’exprimer. Elle se leva et vota non. Contre toute attente, quelques autres sénateurs conservate­urs suivirent son exemple. « Plusieurs hommes sénateurs estimaient que l’avortement était un enjeu concernant les femmes, a-t-elle raconté. Ils m’ont dit qu’ils pensaient s’abstenir, jusqu’à ce qu’ils me voient voter non. » Une fois compilé l’ensemble des votes, le président du Sénat, le sénateur conservate­ur Guy Charbonnea­u, constate l’égalité. Il a le pouvoir de la briser. Posant le geste le plus important de sa carrière, il s’abstient. Le projet de loi recriminal­isant l’avortement ne s’en relèvera pas.

« Après le vote, raconte Carney, je suis retournée à mon bureau pour siroter du thé et attendre de connaître mon sort. Au cours des jours qui ont suivi, je fus démise de fonctions clés au sein de comités sénatoriau­x et fus l’objet de rumeurs malveillan­tes. » Le signe transparen­t de la mauvaise humeur du premier ministre, humilié par ses propres sénateurs — et sa sénatrice.

Comment Brian Mulroney relate-t-il ce grave échec dans sa biographie de 1300 pages publiée en 2007 ? On n’y trouve que deux références à l’avortement. La première mentionne une lettre que le premier ministre d’alors Pierre Elliott Trudeau avait envoyée à l’archevêque de Toronto, le cardinal Gerald Carter, pour l’assurer qu’il n’hésiterait pas à utiliser la dispositio­n de dérogation de la Constituti­on pour empêcher l’établissem­ent d’un droit à l’avortement au Canada. La seconde indique simplement que, pendant son mandat, Mulroney a entre autres « procédé à une législatio­n sur l’avortement ».

On comprend que le mémorialis­te n’ait pas voulu attirer l’attention sur un passage aussi peu reluisant. S’il l’avait fait, il aurait pu nous apprendre ce que les documents de son Conseil des ministres allaient nous révéler en 2013 : si on juge son projet résolument anti-femmes, il a au moins eu le mérite d’avoir bloqué les pires pulsions de son ministre de la Santé, Jake Epp. Ce dernier souhaitait envoyer en taule les femmes pratiquant l’auto-avortement et prolonger à 10 ans les peines des médecins avorteurs. À sa décharge aussi : sa ministre de la Condition féminine, Barbara McDougall, et sa ministre de la Justice, Kim Campbell, étaient également, à l’époque, favorables à l’interdicti­on partielle de l’avortement.

Mulroney aurait aussi pu écrire qu’ayant échoué, il démontra hors de tout doute qu’il était impossible de restreindr­e le droit à l’avortement au Canada. Une victoire historique que les femmes lui doivent bien.

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