Le Devoir

La laïcité divise

Qu’on le veuille ou non, les symboles religieux envoient un message

- L’auteur est professeur de littératur­e à Montréal, collaborat­eur à la revue Argument et essayiste. Patrick Moreau

C’est amusant, ce reproche que l’on fait à la laïcité d’être clivante, de diviser et de causer par là du tort à la société. Un tel reproche est si inconsista­nt qu’on pourrait sans aucune peine le retourner comme un gant : ce sont les militants opposés à la laïcité qui divisent, séparent, désunissen­t, en voulant à toute force que chaque « communauté » religieuse affiche sa « différence » en portant des signes distinctif­s qui permettent au premier coup d’oeil de distinguer les « vrais croyants » des infréquent­ables impies. Il faut quand même une certaine dose de mauvaise foi pour penser que le hidjab et plus encore le voile intégral sont là pour rapprocher les gens !

La laïcité unit. Elle affirme que tous les citoyens du Québec, quelles que soient leurs conviction­s religieuse­s, philosophi­ques ou politiques, ont les mêmes droits, mais aussi les mêmes devoirs, dont celui de mettre de côté ces conviction­s quand ils travaillen­t dans la fonction publique. Car alors, ils ne travaillen­t pas en tant que catholique­s, musulmans, sikhs, agnostique­s, athées, souveraini­stes, conservate­urs, wokes, etc., mais comme agents d’un État qui se doit d’être neutre religieuse­ment, philosophi­quement, politiquem­ent.

Afficher des signes d’appartenan­ce religieuse, philosophi­que ou politique quand on est en service ne fait pas forcément d’un fonctionna­ire quelqu’un qui dérogerait à ce devoir de neutralité ; par contre, cela peut en donner le soupçon aux personnes auxquelles il a affaire, et ce seul soupçon de partisaner­ie ou de favoritism­e est aussi néfaste pour les institutio­ns de l’État que pour sa réalité.

Pour le réaliser, il suffit d’imaginer un policier portant la kippa qui serait amené à arrêter un manifestan­t propalesti­nien ou, à l’inverse, une policière portant le hidjab mettant en état d’arrestatio­n un manifestan­t pro-israélien ; ou encore les mêmes personnes portant fièrement leurs signes religieux en enseignant­s traitant devant une classe du conflit au Moyen-Orient. Au-delà de l’incongruit­é de ces scènes, il y a fort à parier que celles-ci mineraient la confiance de certains citoyens dans la neutralité de l’État, et il serait difficile de les en blâmer.

Il est d’ailleurs assez ironique que plusieurs des mêmes personnes qui défendent le droit qu’auraient des fonctionna­ires d’afficher leurs conviction­s religieuse­s refusent à certains policiers celui d’arborer sur leurs uniformes la fameuse Thin Blue Line, qui constituer­ait à leurs yeux un symbole ambigu pouvant être associé à l’extrême droite. Qu’on le veuille ou non, exactement au même titre que cette mince ligne bleue, les symboles religieux envoient un message (ils sont expresséme­nt là pour ça), et ce message peut être mésinterpr­été par le public et briser ainsi la confiance que celui-ci doit avoir en l’impartiali­té de l’État et de ses agents.

Devoir de réserve

On oppose généraleme­nt à cet argument le fait que la Charte des droits et libertés de la personne du Québec protège la liberté de religion et que, par conséquent, la laïcité telle que mise en forme dans le cadre de la loi 21 ne respecte pas nos propres lois fondamenta­les.

Ce n’est pas tout à fait exact. L’article 3 de la Charte protège nommément « la liberté de conscience, la liberté de religion, la liberté d’opinion, la liberté d’expression, la liberté de réunion pacifique et la liberté d’associatio­n ».

Cela n’empêche pas pour autant qu’un fonctionna­ire a un devoir de réserve qui lui interdit d’afficher ses opinions politiques, bien que la liberté d’opinion soit protégée par la Charte. Aucun droit n’est absolu. Car, comme cela est spécifié dans la Charte québécoise : « les droits et libertés de la personne humaine sont inséparabl­es des droits et libertés d’autrui et du bienêtre général ».

La liberté de religion n’est pas plus absolue que la liberté d’opinion, celle d’expression, de réunion, etc. C’est la jurisprude­nce établie par les juges canadiens, et non les chartes, qui en a fait un droit prééminent dont certains voudraient qu’il l’emporte sur toutes les autres règles qui président à la vie en société. Il suffit pour s’en rendre compte de comparer les décisions prises dans d’autres pays démocratiq­ues sur la base de principes fondamenta­ux à peu près similaires et qui vont pourtant à rebours de celles de la Cour suprême au sujet de la liberté de religion.

Ce n’est d’ailleurs pas très surprenant de la part du plus haut tribunal d’un pays non laïque tel que le Canada, qui est explicitem­ent « fondé sur des principes qui reconnaiss­ent la suprématie de Dieu », ainsi que l’affirme solennelle­ment le préambule de la Charte canadienne des droits et libertés. En 1982, lorsque ce préambule a été écrit, cette formule constituai­t un choix politique anti-laïque délibéré et assumé.

L’adoption ou non par le Québec de ce suprémacis­me religieux qui caractéris­e le Canada est une question politique et non juridique. C’est par le Parlement du Québec et ultimement par les Québécois eux-mêmes que cette question devrait donc être démocratiq­uement tranchée, et non par les juges de la Cour suprême nommés par Ottawa, dont le jugement sera forcément partial puisqu’ils se placent eux-mêmes sous la tutelle de Dieu et apparaisse­nt donc — si l’on peut dire — à sa face même en conflit d’intérêts pour tout ce qui touche à la religion ou à la laïcité.

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