La laïcité divise
Qu’on le veuille ou non, les symboles religieux envoient un message
C’est amusant, ce reproche que l’on fait à la laïcité d’être clivante, de diviser et de causer par là du tort à la société. Un tel reproche est si inconsistant qu’on pourrait sans aucune peine le retourner comme un gant : ce sont les militants opposés à la laïcité qui divisent, séparent, désunissent, en voulant à toute force que chaque « communauté » religieuse affiche sa « différence » en portant des signes distinctifs qui permettent au premier coup d’oeil de distinguer les « vrais croyants » des infréquentables impies. Il faut quand même une certaine dose de mauvaise foi pour penser que le hidjab et plus encore le voile intégral sont là pour rapprocher les gens !
La laïcité unit. Elle affirme que tous les citoyens du Québec, quelles que soient leurs convictions religieuses, philosophiques ou politiques, ont les mêmes droits, mais aussi les mêmes devoirs, dont celui de mettre de côté ces convictions quand ils travaillent dans la fonction publique. Car alors, ils ne travaillent pas en tant que catholiques, musulmans, sikhs, agnostiques, athées, souverainistes, conservateurs, wokes, etc., mais comme agents d’un État qui se doit d’être neutre religieusement, philosophiquement, politiquement.
Afficher des signes d’appartenance religieuse, philosophique ou politique quand on est en service ne fait pas forcément d’un fonctionnaire quelqu’un qui dérogerait à ce devoir de neutralité ; par contre, cela peut en donner le soupçon aux personnes auxquelles il a affaire, et ce seul soupçon de partisanerie ou de favoritisme est aussi néfaste pour les institutions de l’État que pour sa réalité.
Pour le réaliser, il suffit d’imaginer un policier portant la kippa qui serait amené à arrêter un manifestant propalestinien ou, à l’inverse, une policière portant le hidjab mettant en état d’arrestation un manifestant pro-israélien ; ou encore les mêmes personnes portant fièrement leurs signes religieux en enseignants traitant devant une classe du conflit au Moyen-Orient. Au-delà de l’incongruité de ces scènes, il y a fort à parier que celles-ci mineraient la confiance de certains citoyens dans la neutralité de l’État, et il serait difficile de les en blâmer.
Il est d’ailleurs assez ironique que plusieurs des mêmes personnes qui défendent le droit qu’auraient des fonctionnaires d’afficher leurs convictions religieuses refusent à certains policiers celui d’arborer sur leurs uniformes la fameuse Thin Blue Line, qui constituerait à leurs yeux un symbole ambigu pouvant être associé à l’extrême droite. Qu’on le veuille ou non, exactement au même titre que cette mince ligne bleue, les symboles religieux envoient un message (ils sont expressément là pour ça), et ce message peut être mésinterprété par le public et briser ainsi la confiance que celui-ci doit avoir en l’impartialité de l’État et de ses agents.
Devoir de réserve
On oppose généralement à cet argument le fait que la Charte des droits et libertés de la personne du Québec protège la liberté de religion et que, par conséquent, la laïcité telle que mise en forme dans le cadre de la loi 21 ne respecte pas nos propres lois fondamentales.
Ce n’est pas tout à fait exact. L’article 3 de la Charte protège nommément « la liberté de conscience, la liberté de religion, la liberté d’opinion, la liberté d’expression, la liberté de réunion pacifique et la liberté d’association ».
Cela n’empêche pas pour autant qu’un fonctionnaire a un devoir de réserve qui lui interdit d’afficher ses opinions politiques, bien que la liberté d’opinion soit protégée par la Charte. Aucun droit n’est absolu. Car, comme cela est spécifié dans la Charte québécoise : « les droits et libertés de la personne humaine sont inséparables des droits et libertés d’autrui et du bienêtre général ».
La liberté de religion n’est pas plus absolue que la liberté d’opinion, celle d’expression, de réunion, etc. C’est la jurisprudence établie par les juges canadiens, et non les chartes, qui en a fait un droit prééminent dont certains voudraient qu’il l’emporte sur toutes les autres règles qui président à la vie en société. Il suffit pour s’en rendre compte de comparer les décisions prises dans d’autres pays démocratiques sur la base de principes fondamentaux à peu près similaires et qui vont pourtant à rebours de celles de la Cour suprême au sujet de la liberté de religion.
Ce n’est d’ailleurs pas très surprenant de la part du plus haut tribunal d’un pays non laïque tel que le Canada, qui est explicitement « fondé sur des principes qui reconnaissent la suprématie de Dieu », ainsi que l’affirme solennellement le préambule de la Charte canadienne des droits et libertés. En 1982, lorsque ce préambule a été écrit, cette formule constituait un choix politique anti-laïque délibéré et assumé.
L’adoption ou non par le Québec de ce suprémacisme religieux qui caractérise le Canada est une question politique et non juridique. C’est par le Parlement du Québec et ultimement par les Québécois eux-mêmes que cette question devrait donc être démocratiquement tranchée, et non par les juges de la Cour suprême nommés par Ottawa, dont le jugement sera forcément partial puisqu’ils se placent eux-mêmes sous la tutelle de Dieu et apparaissent donc — si l’on peut dire — à sa face même en conflit d’intérêts pour tout ce qui touche à la religion ou à la laïcité.