Avoir le quotidien en pleine face !
Depuis que France Bélisle a annoncé qu’elle quittait son poste de mairesse de Gatineau, le milieu municipal et les observateurs politiques ont multiplié les réflexions sur les raisons qui poussent des élus à abandonner prématurément leur mandat dans le contexte politique actuel. La révélation selon laquelle plus de 800 des 8000 élus locaux ont jeté l’éponge depuis les élections de novembre 2021 sonne l’alarme sur un phénomène troublant qui menace directement la vitalité de notre démocratie municipale.
La toxicité du climat politique, les querelles internes et les assauts souvent injustifiés subis par les élus sur les plateformes numériques sont régulièrement pointés du doigt comme facteurs de démoralisation. Ces éléments pèsent lourd dans la balance pour de nombreux élus qui choisissent de renoncer à leur engagement, une décision qui, loin d’être anodine, soulève d’importantes questions.
Outre les répercussions psychologiques, quitter une fonction municipale avant la fin de son mandat entraîne des pertes financières pour l’élu démissionnaire. Une telle démarche est donc mûrement réfléchie et témoigne d’une profonde introspection. Il est essentiel de reconnaître le sérieux de cette décision et d’éviter de la juger hâtivement, quelles qu’en soient les motivations.
S’engager dans la politique municipale, c’est choisir de se consacrer à l’amélioration du quotidien des citoyens. Comme je le souligne souvent lors de mes conférences, ce qui singularise le niveau municipal des autres échelons gouvernementaux, c’est son effet direct sur la vie quotidienne. Dès qu’un résident sort de sa demeure, il entre dans le champ d’action de la municipalité. Les décisions prises à ce niveau ont immédiatement un effet sur ses routines et son environnement immédiat.
Cet accès direct à nos représentants politiques rapproche indéniablement la gouvernance des citoyens. Une particularité notable du système municipal est la possibilité donnée aux citoyens de s’adresser directement à leurs élus chaque mois lors des séances du conseil de la Ville. À Montréal, par exemple, cela se produit deux fois par mois, en comptant les réunions des conseils d’arrondissement. Pendant mes 12 années à la mairie de Rosemont–La Petite-Patrie, j’ai eu la chance de participer à plus de 120 conseils. Ce fut une occasion précieuse de dialoguer et de répondre aux questions des Rosepatriennes et Rosepatriens.
Je parle de chance, car c’est un moment unique de démocratie directe qui rend notre travail plus concret. Il est vrai que certains habitués meublent souvent les séances. D’ailleurs, ils sont régulièrement aperçus à Infoman. Cela est toutefois anecdotique. La préparation en amont d’une séance de questions du public est exigeante et nécessite un investissement considérable en temps et en énergie pour être à la hauteur des attentes, sans oublier cette pointe d’angoisse ressentie à l’idée d’affronter une assemblée qui peut se montrer sceptique ou critique.
Je garde en mémoire un épisode marquant, celui d’un citoyen atteint du syndrome de Diogène, un trouble qui se caractérise par l’accumulation excessive d’objets inutiles. Se sentant lésé, il avait engagé des poursuites contre la Ville, la police et l’Ombudsman. Il les accusait de vol pour avoir vidé son logement, devenu insalubre et dangereux. Dans cette affaire, j’étais désigné comme le responsable de ses malheurs. Sa présence devenait de plus en plus menaçante à chaque séance du conseil, tout comme son agressivité.
Un jour, il est allé jusqu’à apporter une immense trappe à rats ornée de ma photographie, qu’il a même exposée devant chez lui. Face à l’escalade de la situation, plusieurs ont commencé à s’inquiéter pour ma sécurité, ce qui a conduit à la mise en place de certaines mesures. Un policier armé se tenait discrètement derrière une porte de la salle du conseil et, en cas d’urgence, je devais dire un mot précis pour déclencher une intervention si la situation le nécessitait.
Il n’y a pas de zone de tampon entre les élus municipaux et la population. Cela est vrai dans toutes les sphères du travail des élus, y compris sur les réseaux sociaux. Cette proximité, bien que valorisante, s’accompagne d’une gestion souvent personnelle des communications, exacerbée par un manque criant de ressources. Et ce déficit n’est pas seulement financier ; il témoigne surtout d’un manque de soutien politique flagrant, à l’opposé de ce qu’expérimentent les élus d’autres niveaux de gouvernement.
Cette réalité contribue largement à l’hécatombe observée dans les rangs municipaux. Le contact direct avec les citoyens, s’il permet une meilleure compréhension de leurs préoccupations, peut aussi engendrer un stress considérable, surtout en l’absence d’un bouclier contre les micro-agressions et attaques personnelles virulentes. Sur la durée, l’effet est tangible, transformant trop souvent les élus en abonnés réguliers d’antiacides.
Face à ces réalités, il n’est guère surprenant que certains élus décident de jeter l’éponge ou encore de se mettre sur le mode « pilote automatique » en cessant de prendre des décisions qui pourraient engendrer de la grogne populaire. C’est devenu une stratégie de préservation personnelle. Dans un élan de réflexion sur la revitalisation de notre démocratie municipale au Québec, voici un axe d’action concret : offrir aux élus locaux le soutien essentiel pour affronter les tumultes de la gestion quotidienne. C’est peut-être là un coup de pouce dont ils ont désespérément besoin pour transformer la charge de leur tâche d’élu de proximité.