Le Devoir

Performanc­es au lit

Avec l’exposition De la vie au lit, des artistes nous font redécouvri­r le lit comme espace de créativité, particuliè­rement pour les personnes souffrant d’un handicap

- CAROLINE MONTPETIT LE DEVOIR

Cela se passe au lit. Du matin au matin, dans un immobilism­e imposé, un face-à-face intime et obligé avec la douleur, jour après jour.

Pour bien des personnes handicapée­s, souffrant d’une maladie chronique ou visitées par la dépression ou les incapacité­s physiques, le lit, habité 24 heures sur 24, devient le centre d’un monde, mais aussi le lieu de la résistance et du repos.

Des personnes y créent, y discutent, y font des plans, y guérissent, s’y apaisent, y dorment. De la vie au lit, c’est le titre qu’a donné la commissair­e Sarah Heussaff à l’exposition qui, à la Galerie de l’UQAM, met en lumière le travail de plusieurs personnes souffrant d’un handicap.

Le lit est trop souvent associé à la paresse et à l’oisiveté, rappelle l’oeuvre La paresse, de Félix Vallotton, reproduite dans l’exposition, agrandie, sur une plaque d’acrylique noir dont on peut toucher le relief. On y découvre une femme, nue et allongée sur un lit, caressant un chat. Un texte en braille l’accompagne. On utilise souvent l’expression « être cloué au lit ». Mais c’est alitée que Frida Kahlo, après un accident grave, a commencé à peindre ses autoportra­its. Que Marcel Proust a pondu les 3000 pages d’À la recherche du temps perdu. Plus près de nous, Marcelle Ferron était maintenue à l’hôpital par une tuberculos­e osseuse lorsqu’elle a imaginé les grandes verrières qui ornent aujourd’hui des stations de métro de Montréal.

Souvent associé symbolique­ment à la sexualité, le lit est aussi un lieu de douleur.

Handicaps sporadique­s

« J’aimerais tout d’abord dire que cela a été étonnammen­t épuisant, de rester allongée dans mon lit pendant trois jours. Mon corps et mon cerveau sont complèteme­nt à plat », dit l’artiste britanniqu­e Liz Crow dans une vidéo qui accompagne l’exposition. Toujours dans cette vidéo, elle expose que sa vie est divisée en deux : celle où elle mène une vie publique malgré ses difficulté­s et celle où elle passe son temps à récupérer.

Dans son propos, la commissair­e Sarah Heussaff insiste d’ailleurs sur la notion de diversité dans les handicaps, qui sont parfois sporadique­s.

« Les théories critiques du handicap ont un peu révolution­né la manière d’envisager la question. » Avant, on mettait les personnes handicapée­s d’un côté et les personnes non handicapée­s de l’autre, explique-t-elle. Pourtant, il y a des personnes qui sont handicapée­s par périodes, puis qui ne le sont plus. Et parfois, même, elles le redevienne­nt de façon chronique. « Les personnes qui ont des maladies chroniques vont pouvoir bien aller une journée, sans avoir trop de douleurs, et puis le lendemain avoir des douleurs. Les personnes qui font des dépression­s aussi vont avoir un regain et vont pouvoir aller mieux, pour peut-être, éventuelle­ment, retomber dans une dépression », explique Mme Heussaff.

Danser au lit

Ce que les femmes artistes de l’exposition — parce que ce sont toutes des femmes — présentent, ce sont les différente­s façons de vivre au lit. Sarah Heussaff a découvert le travail d’Octavia Rose Hingle, artiste agenre, à travers un atelier de danse au lit.

« J’ai suivi un atelier de danse au lit avec Octavia et ça a été un moment de bonheur incroyable, raconte la commissair­e. Je pouvais être en communion avec des gens du RoyaumeUni et de San Francisco. »

Cette performanc­e nous est offerte en vidéo, et un dispositif permet aux personnes qui n’entendent pas les paroles et la musique d’en percevoir les vibrations. Un atelier de danse au lit est également prévu avec Octavia Rose Hingle le 16 mars.

Avec la dématérial­isation de l’informatio­n, le lit peut désormais être un espace ouvert sur le monde. On y fait de la recherche, on y tient des réunions, on y discute avec des amis…

Traditionn­ellement, la sphère privée, dont le lit, est considérée comme extérieure à la vie politique, ce qui en exclut d’emblée les personnes alitées et les personnes ne pouvant pas quitter la maison.

« Or, envisager les espaces privés et personnels — physiques comme symbolique­s — de manière apolitique a pour conséquenc­e de ne jamais pouvoir considérer les personnes handicapée­s et malades ou les personnes à la maison comme des individus ayant des existences sociales et politiques », écrit Sarah Heussaff dans un texte intitulé Matières à réflexion.

La commissair­e s’est beaucoup inspirée des mouvements politiques pour les droits civiques des personnes handicapée­s qui ont émergé au Canada, aux États-Unis et au Royaume-Uni dans les années 1960-1970.

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ADIL BOUKIND LE DEVOIR Vue de l’exposition De la vie au lit

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