Lâcher son fou
Le Festival international de Casteliers s’ouvre sur Loco, une adaptation du Journal d’un fou de Nicolas Gogol
Après Tchaïka, pièce inspirée de La mouette de Tchekhov dans laquelle la marionnettiste belgo-russe Natacha Belova et l’actrice et metteuse en scène chilienne Tita Iacobelli exploraient l’état d’une femme qui vieillit, elles se retrouvent pour créer Loco, et ainsi sonder à nouveau la psyché de l’humain. Une pièce dans laquelle elles mettent en lumière la frontière fragile qui sépare la folie de la raison.
Si l’idée de créer un spectacle sur la folie survient tout de suite après Tchaïka, en 2018, l’envie de travailler sur Le journal d’un fou, de Nicolas Gogol, de s’approprier cette nouvelle prend ses racines beaucoup plus loin, jusque dans l’enfance, du moins pour Natacha Belova, qui a vu son père, comédien et metteur en scène, monter et jouer cette pièce. « J’avais une relation très personnelle avec ce récit parce que j’ai beaucoup de souvenirs avec mon père sur scène. Mais mon père était fou (rires), je veux dire comme artiste, comme père, comme être. Son histoire est folle. Donc, j’ai un attachement particulier à cette pièce parce qu’elle parle aussi quelque part de mon père et de son rapport au monde réel. »
Adapter la nouvelle de l’auteur ukrainien permet aussi aux deux créatrices d’interroger la notion de folie et, à l’opposé, celle de normalité. Tita Iacobelli raconte que la frontière reste très fragile entre la folie et la raison et que personne n’est vraiment à l’abri. « C’est incroyable, l’immense effort que l’on fait depuis qu’on est petits pour comprendre ce monde, pour comprendre les règles, pour ne pas devenir fous, en fait. Et la logique qui nous mène à tel ou tel endroit, qui nous [montre la voie], tout ça n’est pas naturel. Alors, on est essentiellement un peu fous. Mais ça, on apprend à le maîtriser. » Belova poursuit en soulignant l’absurdité du concept de normalité dans un monde plus que jamais sens dessus dessous. « En fait, notre normalité, c’est un critère qui bouge tellement ces dernières années que je ne sais plus ce que c’est. La normalité, elle n’existe pas, ou alors ce n’est pas ce qui se passe aujourd’hui dans le monde. Je pense que c’est le critère le plus fou qu’on a inventé. »
Elle poursuit en expliquant que Gogol n’était justement pas ce qu’on peut qualifier aujourd’hui de « normal ». Était-il bipolaire ? Schizophrène ? Dépressif ? Ou simplement un artiste ? « Personne ne peut le certifier. En tout cas, il a changé l’histoire de la littérature russe […] Il a changé le récit en étant complètement anormal. Il n’était pas normal à l’école, dans sa famille, dans ses relations amoureuses, dans sa carrière […] Il a fait des bêtises énormes, il a dit des conneries énormes et il a écrit des choses géniales qui ont changé l’histoire de la littérature et du monde un peu […] Qu’est-ce que c’est, la normalité ? C’est une grande question. »
Le pouvoir de la marionnette
Bien que les deux créatrices aient gardé l’essence du Journal d’un fou dans Loco, elles ont fait un travail de mise en scène qui les a éloignées de l’oeuvre de Gogol. Beaucoup de choses ont été transformées, notamment dans l’écriture, mais en très grande partie en raison de l’utilisation et du choix de la marionnette. « De l’oeuvre originale, on a gardé la capacité de créer un monde à partir de rien », souligne Iacobelli. Depuis son lit, sa chambre, ce loco — « fou » en espagnol — imagine des relations, devient Ferdinand VIII, roi de l’Espagne, se crée un monde. « Il s’imagine parfois misérable, parfois sacré, parfois grand, parfois tout petit, il s’identifie à un chien, à la lune, il devient tout, en fait, dans son imaginaire », explique Belova. Et cette liberté prend vie sous la forme d’une marionnette manipulée par Tita Iacobelli et Marta Pereira. « On se partage le corps de Loco. Parfois ce sont mes jambes qui font celles de la marionnette, parfois ce sont les jambes de Marta, parfois c’est une jambe chacune qui donne la structure du corps, mais on l’articule et le désarticule en fonction de l’articulation et de la désarticulation de sa folie », explique la marionnettiste.
La marionnette permet par ailleurs aux créatrices de mettre en scène et à vue ce qui est souvent difficile à exprimer, à articuler avec des paroles. Elle permet, explique Belova, « de rendre visible ce qui ne l’est pas. C’est une tentative de montrer l’invisible d’une autre façon […] Comment on se voit ? Comment on voit l’autre ? Qui sommes-nous déjà ? Qui est l’autre ? On a essayé de jouer avec toutes ces inconnues et ces éléments invisibles qui sont intimement liés à qui nous sommes vraiment, mais dont on ne parle pas toujours ». Tita Iacobelli ajoute que c’est aussi un moyen de découvrir le monde de la folie dans lequel le personnage et, par extension, nous tous vivons.
Parler de ce qui reste enfoui, lever le voile sur un sujet délicat participe de cette volonté d’ouvrir la discussion, la réflexion sur ce sujet. Après avoir présenté la pièce aux adolescents, Belova et Iacobelli ont constaté à quel point ce thème résonnait chez eux. « Plusieurs jeunes font face de près ou de loin à ce questionnement, et ça les touche profondément […] Des crises de délire, de folie, d’exagération à cette période, ça fait extrêmement peur […] Et je pense que ça arrive à tous les adolescents, d’être face à ça, mais ils n’ont pas tellement d’espace ni de vocabulaire pour en parler », souligne Belova. La pièce permet justement ce dialogue avec les jeunes et moins jeunes, permet de lever le voile sur l’invisible, de démystifier et remettre en question ce qu’est peut-être, finalement, la normalité.
C’est incroyable, l’immense effort que l’on fait depuis qu’on est petits pour comprendre ce monde, pour comprendre les règles, pour ne pas devenir fous, en fait. Et la logique qui nous mène à tel ou tel endroit, qui nous [montre la voie], tout ça n’est pas naturel. Alors, on est essentiellement un peu »
fous. Mais ça, on apprend à le maîtriser.
TITA IACOBELLI