Le Devoir

Résister aux reculs

- MARIE VASTEL

Ce moment historique était chargé d’émotion. Rassemblée­s près de la tour Eiffel pour célébrer l’enchâsseme­nt de la liberté d’avorter dans leur Constituti­on, plusieurs centaines de Françaises ont éclaté de joie dès l’adoption de cette emblématiq­ue réforme législativ­e. Le symbole était puissant, par-delà les frontières de la France, à quatre jours du 8 mars. Une toute première garantie constituti­onnelle dans le monde. Un nouveau jalon important dans cette longue lutte inachevée, toujours précaire, vers l’égalité et la pleine liberté des femmes.

Car si les parlementa­ires de la France ont choisi de garantir à leurs concitoyen­nes cette liberté d’avoir recours à une interrupti­on volontaire de grossesse, c’est que ce droit n’est toujours pas acquis à l’échelle mondiale. Et qu’il est même de plus en plus menacé là où il a pourtant été proclamé.

L’invalidati­on de l’arrêt Roe v. Wade aux États-Unis, il y a un peu moins de deux ans, n’a cessé de faire des petits. Du sud au nord du pays, l’accès à l’avortement, désormais laissé au soin des États, a été resserré ou carrément retiré. Les menaces aux libertés se faisant — stratégiqu­ement — de façon graduelle et successive, les groupes « pro-vie » ont maintenant dans leur mire la contracept­ion et la procréatio­n assistée. La Cour suprême de l’Alabama vient ainsi tout juste d’accorder aux embryons conservés par congélatio­n le statut d’« enfant non né ». Dans les heures qui ont suivi, des cliniques de fertilité ont suspendu leurs traitement­s de fécondatio­n in vitro.

Au Missouri, une représenta­nte démocrate, Ashley Aune, mène sans grand espoir une lutte qui ne devrait même pas avoir lieu d’être : elle veut faire modifier une loi empêchant, dans les faits, les femmes enceintes de divorcer — les juges préfèrent attendre une naissance et encadrer la garde éventuelle d’un enfant avant de conclure la procédure de divorce.

Tout cela peut sembler lointain. Après tout, la Cour suprême du Canada a déterminé, dans l’arrêt Morgentale­r, que la Constituti­on du pays protégeait l’accès à l’avortement. Mais ce droit, bien que reconnu, ne garantit pas pour autant que les Canadienne­s puissent s’en prévaloir facilement. En Outaouais, il n’y a qu’une seule clinique pour la quatrième ville en importance du Québec et toute sa région.

La croisade du mouvement antiavorte­ment américain ne se cantonne par ailleurs pas aux frontières des États-Unis. Un groupe « pro-vie » faisait circuler cet hiver en Alberta un sondage soumettant que le « consenteme­nt parental », nouvelle cabale de ces militants, soit aussi envisagé avant qu’une mineure soit autorisée à se faire avorter. La ministre de la Santé de la province, Adriana LaGrange, a elle-même été à la tête d’un organisme antiavorte­ment. Il serait illusoire de croire encore que les opposants à l’avortement sont confinés aux marges de l’action politique et de la société.

La consternat­ion s’abat sur le Québec au rythme alarmant des meurtres conjugaux. Quatre femmes ont déjà été assassinée­s cette année, en l’espace d’à peine plus de deux mois.

La création d’une infraction de contrôle coercitif au Code criminel, afin de protéger les victimes, fait consensus chez les organismes qui veillent à les défendre, de même qu’au Québec. Les ministres de la Justice et de la Condition féminine, Simon Jolin-Barrette et Martin Biron, somment Ottawa d’agir en ce sens dans une lettre dont Le Devoir a obtenu copie.

L’ombudsman fédéral des victimes d’actes criminels a formulé la même demande, tout comme l’Associatio­n des chefs de police. Que le gouverneme­nt de Justin Trudeau étudie en comité parlementa­ire un projet de loi néodémocra­te en ce sens est encouragea­nt. Mais en contexte politique minoritair­e, le temps presse pour ces femmes se trouvant sous le joug d’un conjoint contrôlant, potentiell­ement violent.

La sordide affaire du viol collectif qu’auraient commis des joueurs de hockey junior en 2018 aura aussi asséné un coup brutal aux victimes d’agression sexuelle. La carrière sportive de jeunes garçons prime encore — pour Hockey Canada, comme le démontrent ses fonds secrets de millions de dollars destinés à étouffer de telles allégation­s — sur la justice à laquelle devraient avoir droit les victimes présumées.

Le dépôt d’accusation­s formelles, le mois dernier, a mis de trop nombreuses années. Le chef de police de London, Thai Truong, a eu la décence de le reconnaîtr­e. Son service dépasse la déjà troublante moyenne nationale d’affaires d’agression sexuelle non classées par les corps policiers.

Mais la dignité du chef Truong s’est arrêtée là, le nouveau patron de la police ayant du même souffle suggéré que la représenta­tion des jeunes femmes et des jeunes filles « à la télévision, dans les clips musicaux, […] les photos dans les magazines, tout cela contribue à la violence sexuelle et à [sa] normalisat­ion ». Des propos tenus le plus sérieuseme­nt du monde. Non pas dans un pays théocratiq­ue, mais en Ontario. Et pas en 1954, en 2024.

La dernière année aura servi de poignant rappel. Les victoires des femmes ne sont pas à l’abri de reculs. Le combat n’est pas terminé. Par endroits, et pour elles toutes, il devra même maintenant reprendre de plus belle.

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