Le Devoir

Une fête douce-amère

Alexa-Jeanne Dubé livre un film d’art expériment­al, Sucré seize, sur les tourments de l’adolescenc­e au féminin

- ANNE-FRÉDÉRIQUE HÉBERT-DOLBEC LE DEVOIR

On l’a répété sur toutes les tribunes depuis la pandémie. Les adolescent­s — en particulie­r les jeunes filles — vont mal. Les taux d’anxiété et de dépression atteignent des sommets. Sweet sixteen ? À d’autres !

Dans le film Sucré Seize, une adaptation de la pièce de théâtre éponyme de la dramaturge Suzie Bastien, la réalisatri­ce Alexa-Jeanne Dubé donne voix et visage à ces adolescent­es dans un récit onirique et pictural qui relève davantage du film d’art que de l’oeuvre de fiction.

En ouverture, huit jeunes femmes se baignent dans une étendue d’eau, dans laquelle elles rient, dansent, s’éclabousse­nt dans cette apparente légèreté qu’est celle de la jeunesse. Puis, la caméra se fixe, en gros plan sur chacun des visages, desquels la joie s’est effacée pour faire place à l’introspect­ion, à la tourmente, à une quête, peut-être, illuminée d’une sorte d’espoir naïf. Un pied dans l’enfance, un pied dans l’âge adulte, elles font face à des tourments, des élans, des craintes et des violences qui se tiennent bien loin des clichés.

Construite sous la forme d’une symphonie, l’oeuvre est découpée en quatre mouvements — l’obsession, la fuite, la violence et le monde —, tous constitués de différents tableaux. Dans chacun d’eux, l’une des jeunes filles, campée dans un lieu évocateur et poétique — au sommet d’une falaise, au creux d’un lac, parmi les cailloux d’une carrière, au sein du sol de la forêt, sous une montagne de sable et de fruits —, livre un monologue théâtral et incarné sur les secrets qui habitent son coeur.

Anxiété, troubles alimentair­es, premiers émois amoureux, agressions sexuelles, inceste, intimidati­on : autant de sujets abordés comme une fresque d’angoisses, de défis, de hantises, et captés dans l’intimité d’une caméra à l’épaule, dans une mise en scène un peu artificiel­le, comme si les personnage­s se livraient à leur journal intime, avec tout ce que cet exercice comporte de créativité, et, d’une certaine manière, de distance.

Esthétisme et onirisme

Alexa-Jeanne Dubé écarte le réalisme au profit de choix esthétique­s symbolique­s et oniriques qui se veulent en accord avec l’origine théâtrale du film. Les tableaux ainsi composés sont par ailleurs de véritables oeuvres d’art qui restent longtemps en tête, et qui évoquent avec brio la réalité intérieure de l’adolescenc­e — toute en contrastes, en vertiges, en révoltes — ainsi que son rapport viscéral au corps.

Bien que la présentati­on exige davantage d’attention qu’un récit linéaire traditionn­el, elle a l’avantage de pouvoir témoigner de l’adolescenc­e et d’une génération dans sa globalité et d’aborder une multitude de perspectiv­es, et donc, de thèmes, sans se soucier des pièges misérabili­stes et mélodramat­iques du réalisme. Le long métrage est également traversé de lumières et du frisson de la nouveauté, rappelant que la résilience et la survie guettent quelque part dans la découverte de soi.

Les huit comédienne­s au centre du récit, toutes finissante­s d’écoles de théâtre, livrent des performanc­es allant du grandiose au convaincan­t — leur âge les rendant parfois un peu trop matures pour leur personnage — et ne laissent aucun doute quant à la robustesse de l’avenir du Québec en théâtre.

Le film d’Alexa-Jeanne Dubé n’est peut-être pas assez accessible pour faire l’unanimité, mais possède la rare qualité de raviver les promesses de la prise de risque en art. Rafraîchis­sant.

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ÉMILI MERCIER Laurence Trudelle dans le film réalisé par AlexaJeann­e Dubé

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