Le Devoir

Donner la vie sans assurance maladie

Chaque année au Québec, naissance rime avec endettemen­t pour les centaines de femmes qui accouchent sans couverture de la RAMQ

- SÉBASTIEN TANGUAY

Elle nous a raconté de vive voix son histoire. Elle tenait son ventre en pleurant et en implorant son enfant de sortir le plus rapidement possible parce que chaque jour, la facture augmentait. Une mère ne devrait jamais devoir à dire ça à son enfant à naître — c’est inconcevab­le, au Québec.

MARIE-PIER LANDRY

Donner la vie avec l’angoisse au ventre et le chéquier à la main : c’est la réalité vécue par les centaines de femmes qui accouchent chaque année au Québec sans couverture d’assurance maladie. Un livre numérique récemment lancé en libre accès sur la Toile met en lumière leur parcours en marge de la Régie de l’assurance maladie du Québec (RAMQ), où naissance rime toujours avec endettemen­t.

Ce sont des mères en devenir dont la situation, déjà précaire, s’aggrave en raison d’un statut migratoire les rendant inadmissib­les à l’assurance maladie. Elles sont étudiantes, travailleu­ses, parfois sans papiers, et dès qu’elles franchisse­nt le seuil d’une clinique ou d’un hôpital, le compteur démarre.

Parcours de soins de femmes immigrante­s sans accès au régime d’assurance maladie du Québec, publié par le Collectif FEMSAM en collaborat­ion avec l’équipe de recherche d’Accès savoirs de l’Université Laval, rapporte les témoignage­s de quelques-unes de ces femmes pour qui la grossesse, déjà anxiogène, devient un boulet financier.

Il y a, par exemple, Fatim, qui, entre deux contractio­ns, a vu l’anesthésis­te lui demander de débourser 1000 $ pour recevoir la péridurale.

Il y a aussi Nelly, originaire du Cameroun, aux prises avec une grossesse compliquée et un bébé prématuré, qui est sortie de son accoucheme­nt par césarienne avec un enfant dans les bras — et une facture de près de 100 000 $ dans la poche.

« Pour les 30 jours que j’ai passés à l’hôpital, le CHUL facturait 3300 $ par jour, fois 30 jours, raconte-t-elle dans l’ouvrage. Ça a fait environ 101 700 $ et quelque chose. » Une dette qui paraît insurmonta­ble à éponger pour son mari, réfugié et étudiant, et elle, travailleu­se au salaire minimum.

« Elle nous a raconté de vive voix son histoire, explique Marie-Pier Landry, coordonnat­rice générale de la clinique communauta­ire SPOT de Québec. Elle tenait son ventre en pleurant et en implorant son enfant de sortir le plus rapidement possible parce que chaque jour, la facture augmentait. Une mère ne devrait jamais devoir à dire ça à son enfant à naître — c’est inconcevab­le, au Québec. »

Pourtant, entre 2015 et 2022, près de 10 000 femmes ont donné la vie dans les mêmes circonstan­ces que Nelly au Québec. Seulement l’an dernier, dans la capitale, elles ont été plus de 200 à accoucher à leurs frais. La facture totale grimpe vite dans ces cas puisque l’État accroît de 200 % le prix des soins de santé pour ceux et celles qui en bénéficien­t sans affiliatio­n à l’assurance maladie.

« Leur précarité se poursuit aussi après l’accoucheme­nt, ajoute Cathie Bordeleau, intervenan­te en périnatali­té et paire aidante à la clinique SPOT. Si la maman éprouve des problèmes avec l’allaitemen­t, si son enfant a des soucis de santé ou si elle-même a de la difficulté à se remettre de son accoucheme­nt, elle demeure dans une situation vraiment précaire, endettée et sans couverture médicale. »

Malgré sa cicatrice qui devenait de plus en plus douloureus­e après son accoucheme­nt, Nelly a imploré le ciel de la guérir pour éviter un alourdisse­ment de son fardeau financier. D’autant plus qu’au retour à la maison, les factures continuaie­nt de s’empiler dans la boîte aux lettres de la nouvelle famille : coûts des échographi­es, des consultati­ons données par les médecins spécialist­es, des analyses en laboratoir­e, etc.

Dans ce contexte, une prière restait gratuite, contrairem­ent à un autre séjour à l’hôpital.

« Ma plaie était horrible, ça chauffait terribleme­nt, mais je n’osais pas aller à l’hôpital parce que je savais que juste pour les urgences, c’est 700 $, racontet-elle dans son témoignage. Donc j’ai supporté en espérant que ça va finir. »

« Ces femmes-là n’ont pas véritablem­ent de choix, ajoute Marie-Pier Landry. Toutes les options qui s’offrent à elles les conduisent à la précarité, que ce soit une précarité de santé ou une précarité socio-économique. »

Une infime minorité des femmes enceintes non inscrites à la RAMQ peuvent compter sur la clinique communauta­ire SPOT de Québec ou sur les soins de Médecins du monde et des Maisons bleues à Montréal. SPOT ouvre ses portes une journée par semaine pour prodiguer gratuiteme­nt les soins périnataux que le système public leur facture à grands frais.

« Ça ne peut pas être une solution », explique Marie-Pier Landry. « Il faudrait deux cliniques SPOT qui se consacrent à temps plein aux soins périnataux pour suffire à la demande », ajoute Cathie Bordeleau.

« C’est un problème collectif et sociétal, expliquent les deux. Les besoins augmentent d’année en année : l’an dernier, les statistiqu­es du CHU nous indiquaien­t que 2,5 % des naissances concernaie­nt des mères sans RAMQ. Cette année, nous sommes déjà à 3 %. Qu’est-ce que ce sera dans un an ? »

La clinique SPOT croit que la seule solution envisageab­le, c’est de couvrir les soins de toutes les femmes enceintes, peu importe leur statut. « Ça coûterait ce que ça coûterait de faire venir trois fois les Kings de Los Angeles », lance avec ironie Marie-Pier Landry.

Travaux « en finalisati­on »

Un comité interminis­tériel, mandaté par le ministère de la Santé pour se pencher sur la question de ces femmes enceintes sans accès au régime public, a publié un rapport en juin 2022. Il détaillait quatre solutions envisageab­les : maintenir le statu quo, éliminer la surcharge de 200 % pour les services d’obstétriqu­e, élargir l’accès des femmes enceintes aux soins qui entourent leur grossesse, et offrir la gratuité des services pour que toutes les futures mères, peu importe leur statut migratoire, jouissent des soins de santé québécois.

Le coût de la mesure la plus généreuse : entre 16,4 et 20,6 millions de dollars par année. « Nous sommes sensibles à la situation des femmes migrantes, écrit le cabinet du ministre québécois de la Santé, Christian Dubé. Mais il faut être attentifs aux effets de l’élargissem­ent du projet de loi pour les femmes enceintes, notamment en ce qui a trait au tourisme obstétriqu­e. »

Le cabinet ajoute que différents travaux ont eu lieu à la suite de la publicatio­n du rapport, il y a bientôt deux ans, « notamment afin de se pencher sur les critères d’admissibil­ité et autres modalités qui seraient associés à un tel programme. Ces travaux, indique la réponse du cabinet, sont en finalisati­on actuelleme­nt ».

En attendant, au chevet de ces femmes enceintes pour qui la joie de fonder ou d’agrandir une famille se mêle à l’appréhensi­on d’en sortir endettées, l’impatience se fait sentir.

« C’est comme si tout le monde se met la tête dans le sable », déplore Evelyne Lavergne, une des infirmière­s praticienn­es spécialisé­es de première ligne qui donnent une journée par semaine à la clinique SPOT.

« C’est absolument dégoûtant, ajoutet-elle avec colère : ce sont des gens qui veulent s’intégrer, mais que nous condamnons à un endettemen­t important aussitôt qu’ils fondent une famille en sol québécois. Ça crée du ressentime­nt, aussi : ces mères, qui parfois paient des impôts au même taux que tout le monde, se demandent pourquoi elles n’ont pas droit aux mêmes services que toutes les autres mères. »

Newspapers in French

Newspapers from Canada