Donner la vie sans assurance maladie
Chaque année au Québec, naissance rime avec endettement pour les centaines de femmes qui accouchent sans couverture de la RAMQ
Elle nous a raconté de vive voix son histoire. Elle tenait son ventre en pleurant et en implorant son enfant de sortir le plus rapidement possible parce que chaque jour, la facture augmentait. Une mère ne devrait jamais devoir à dire ça à son enfant à naître — c’est inconcevable, au Québec.
MARIE-PIER LANDRY
Donner la vie avec l’angoisse au ventre et le chéquier à la main : c’est la réalité vécue par les centaines de femmes qui accouchent chaque année au Québec sans couverture d’assurance maladie. Un livre numérique récemment lancé en libre accès sur la Toile met en lumière leur parcours en marge de la Régie de l’assurance maladie du Québec (RAMQ), où naissance rime toujours avec endettement.
Ce sont des mères en devenir dont la situation, déjà précaire, s’aggrave en raison d’un statut migratoire les rendant inadmissibles à l’assurance maladie. Elles sont étudiantes, travailleuses, parfois sans papiers, et dès qu’elles franchissent le seuil d’une clinique ou d’un hôpital, le compteur démarre.
Parcours de soins de femmes immigrantes sans accès au régime d’assurance maladie du Québec, publié par le Collectif FEMSAM en collaboration avec l’équipe de recherche d’Accès savoirs de l’Université Laval, rapporte les témoignages de quelques-unes de ces femmes pour qui la grossesse, déjà anxiogène, devient un boulet financier.
Il y a, par exemple, Fatim, qui, entre deux contractions, a vu l’anesthésiste lui demander de débourser 1000 $ pour recevoir la péridurale.
Il y a aussi Nelly, originaire du Cameroun, aux prises avec une grossesse compliquée et un bébé prématuré, qui est sortie de son accouchement par césarienne avec un enfant dans les bras — et une facture de près de 100 000 $ dans la poche.
« Pour les 30 jours que j’ai passés à l’hôpital, le CHUL facturait 3300 $ par jour, fois 30 jours, raconte-t-elle dans l’ouvrage. Ça a fait environ 101 700 $ et quelque chose. » Une dette qui paraît insurmontable à éponger pour son mari, réfugié et étudiant, et elle, travailleuse au salaire minimum.
« Elle nous a raconté de vive voix son histoire, explique Marie-Pier Landry, coordonnatrice générale de la clinique communautaire SPOT de Québec. Elle tenait son ventre en pleurant et en implorant son enfant de sortir le plus rapidement possible parce que chaque jour, la facture augmentait. Une mère ne devrait jamais devoir à dire ça à son enfant à naître — c’est inconcevable, au Québec. »
Pourtant, entre 2015 et 2022, près de 10 000 femmes ont donné la vie dans les mêmes circonstances que Nelly au Québec. Seulement l’an dernier, dans la capitale, elles ont été plus de 200 à accoucher à leurs frais. La facture totale grimpe vite dans ces cas puisque l’État accroît de 200 % le prix des soins de santé pour ceux et celles qui en bénéficient sans affiliation à l’assurance maladie.
« Leur précarité se poursuit aussi après l’accouchement, ajoute Cathie Bordeleau, intervenante en périnatalité et paire aidante à la clinique SPOT. Si la maman éprouve des problèmes avec l’allaitement, si son enfant a des soucis de santé ou si elle-même a de la difficulté à se remettre de son accouchement, elle demeure dans une situation vraiment précaire, endettée et sans couverture médicale. »
Malgré sa cicatrice qui devenait de plus en plus douloureuse après son accouchement, Nelly a imploré le ciel de la guérir pour éviter un alourdissement de son fardeau financier. D’autant plus qu’au retour à la maison, les factures continuaient de s’empiler dans la boîte aux lettres de la nouvelle famille : coûts des échographies, des consultations données par les médecins spécialistes, des analyses en laboratoire, etc.
Dans ce contexte, une prière restait gratuite, contrairement à un autre séjour à l’hôpital.
« Ma plaie était horrible, ça chauffait terriblement, mais je n’osais pas aller à l’hôpital parce que je savais que juste pour les urgences, c’est 700 $, racontet-elle dans son témoignage. Donc j’ai supporté en espérant que ça va finir. »
« Ces femmes-là n’ont pas véritablement de choix, ajoute Marie-Pier Landry. Toutes les options qui s’offrent à elles les conduisent à la précarité, que ce soit une précarité de santé ou une précarité socio-économique. »
Une infime minorité des femmes enceintes non inscrites à la RAMQ peuvent compter sur la clinique communautaire SPOT de Québec ou sur les soins de Médecins du monde et des Maisons bleues à Montréal. SPOT ouvre ses portes une journée par semaine pour prodiguer gratuitement les soins périnataux que le système public leur facture à grands frais.
« Ça ne peut pas être une solution », explique Marie-Pier Landry. « Il faudrait deux cliniques SPOT qui se consacrent à temps plein aux soins périnataux pour suffire à la demande », ajoute Cathie Bordeleau.
« C’est un problème collectif et sociétal, expliquent les deux. Les besoins augmentent d’année en année : l’an dernier, les statistiques du CHU nous indiquaient que 2,5 % des naissances concernaient des mères sans RAMQ. Cette année, nous sommes déjà à 3 %. Qu’est-ce que ce sera dans un an ? »
La clinique SPOT croit que la seule solution envisageable, c’est de couvrir les soins de toutes les femmes enceintes, peu importe leur statut. « Ça coûterait ce que ça coûterait de faire venir trois fois les Kings de Los Angeles », lance avec ironie Marie-Pier Landry.
Travaux « en finalisation »
Un comité interministériel, mandaté par le ministère de la Santé pour se pencher sur la question de ces femmes enceintes sans accès au régime public, a publié un rapport en juin 2022. Il détaillait quatre solutions envisageables : maintenir le statu quo, éliminer la surcharge de 200 % pour les services d’obstétrique, élargir l’accès des femmes enceintes aux soins qui entourent leur grossesse, et offrir la gratuité des services pour que toutes les futures mères, peu importe leur statut migratoire, jouissent des soins de santé québécois.
Le coût de la mesure la plus généreuse : entre 16,4 et 20,6 millions de dollars par année. « Nous sommes sensibles à la situation des femmes migrantes, écrit le cabinet du ministre québécois de la Santé, Christian Dubé. Mais il faut être attentifs aux effets de l’élargissement du projet de loi pour les femmes enceintes, notamment en ce qui a trait au tourisme obstétrique. »
Le cabinet ajoute que différents travaux ont eu lieu à la suite de la publication du rapport, il y a bientôt deux ans, « notamment afin de se pencher sur les critères d’admissibilité et autres modalités qui seraient associés à un tel programme. Ces travaux, indique la réponse du cabinet, sont en finalisation actuellement ».
En attendant, au chevet de ces femmes enceintes pour qui la joie de fonder ou d’agrandir une famille se mêle à l’appréhension d’en sortir endettées, l’impatience se fait sentir.
« C’est comme si tout le monde se met la tête dans le sable », déplore Evelyne Lavergne, une des infirmières praticiennes spécialisées de première ligne qui donnent une journée par semaine à la clinique SPOT.
« C’est absolument dégoûtant, ajoutet-elle avec colère : ce sont des gens qui veulent s’intégrer, mais que nous condamnons à un endettement important aussitôt qu’ils fondent une famille en sol québécois. Ça crée du ressentiment, aussi : ces mères, qui parfois paient des impôts au même taux que tout le monde, se demandent pourquoi elles n’ont pas droit aux mêmes services que toutes les autres mères. »