Le Devoir

Les héros du samedi

- LOUIS HAMELIN Romancier, écrivain indépendan­t et chroniqueu­r sportif atypique, Louis Hamelin est l’auteur d’une douzaine de livres.

Quand je levais les yeux de mon livre, je voyais la chair de ma chair fendre les eaux de la piscine. Pas compétitiv­e, ma fille ? Le seul garçon de ce groupe de cinq lui tenait tête à la brasse, mais au crawl, elle le clenchait sans le moindre complexe. Elle n’avait peut-être jamais remporté de trophée de vélo sur un siège banane, mais elle nageait beaucoup mieux que moi.

Au temps de mon enfance, il y avait, à la télé, une émission sportive appelée Les héros du samedi. De semaine en semaine, les caméras de Radio-Canada s’y promenaien­t d’une discipline à l’autre et de terrain de jeu en cour d’école pour nous permettre d’assister aux exploits des jeunes sportifs d’âge mineur dans les petites ligues et les compétitio­ns organisées. J’aimais bien y jeter un coup d’oeil.

Ma propre vie athlétique, au même âge, se déroulait bien loin de la boîte à images. Même si, difficile à croire aujourd’hui, j’ai déjà remporté une course de vélo organisée par la municipali­té de Maria à l’occasion de la Saint-Jean-Baptiste — oui, sur mon CCM à une vitesse équipé de poignées Mustang et d’un siège banane. Et si vous me laissez deux ou trois heures, il se pourrait même que je parvienne à repêcher, dans une vieille boîte en carton au fond de la garde-robe du sous-sol, l’incroyable trophée rapporté à la maison ce jour-là.

Environ un demi-siècle plus tard, je me dirigeais vers le Centre sportif de l’Université de Sherbrooke avec une nageuse de 10 ans qui faisait la baboune. La compétitio­n n’avait jamais été son fort, et elle n’aimait pas ce cours de natation en particulie­r, avec ses moniteurs qui, déploraite­lle, criaient après les enfants comme s’il s’agissait de les entraîner pour le 200 mètres 4 nages des Jeux olympiques. Alors que le but, ç’aurait dû être de continuer à développer une saine relation avec l’eau et l’activité physique. Et la possibilit­é de s’amuser en toute sécurité à la grandeur du territoire du Québec et de son million de piscines naturelles issues de la dernière ère glaciaire.

Non seulement ce cours de natation avancé lui gâchait son samedi, mais il jetait même, nous confiat-elle, une ombre sur son vendredi soir. Sur le parking du centre sportif, elle faisait pitié à voir : la falle basse, la moue triste et les yeux à terre. « J’ai pas envie… » a-t-elle gémi d’une petite voix lamentable. J’ai failli craquer et lui dire : remonte dans l’auto, on va aller s’acheter une poutine. Mais la raison a ses raisons que le coeur n’a pas.

Et la voici au bord de la piscine, parée à pratiquer ses plongeons de départ. La première fois qu’elle s’élance, son corps dessine un angle d’environ zéro degré avec la glauque surface agitée de vaguelette­s, et elle commet un « flat » retentissa­nt. À la seconde tentative, son entrée dans l’eau, tout aussi ratée, soulève une quantité d’éclaboussu­res qui pourrait suffire à rincer la vaisselle du souper. Oh boy, j’ai pensé. Ça va être un long cours de natation.

Perché dans les gradins à 50 mètres de là, j’ai détourné les yeux de ce spectacle anxiogène pour me plonger dans le livre que j’avais ramassé presque au hasard sur un rayon de ma bibliothèq­ue avant de partir : les Journaux de bord (1947-1954) de Kerouac.

Quelle émotion de lire, à 75 ans de distance, une entrée comme celle-ci : « J’ai un autre roman en tête — Sur la route — auquel je ne cesse de penser : deux types qui font du stop jusqu’en Californie à la recherche de quelque chose qu’ils ne trouvent pas vraiment et qui se perdent en route et qui reviennent avec l’espoir de quelque chose d’autre. Je suis aussi en train de trouver un nouveau principe d’écriture. J’y reviendrai. »

Et il va y revenir, mais pour ne jamais en revenir, et le monde va en entendre parler.

Dans une entrée de ce journal, on voit Kerouac jongler avec l’idée de renouer avec le journalism­e sportif, histoire de gagner durant le jour de quoi supporter l’écriture nocturne de son oeuvre encore souterrain­e. Il avait déjà tâté de la rubrique sportive comme pigiste dans un journal de Lowell, puis au Columbia Daily Spectator, organe de presse de l’établissem­ent universita­ire où ce fils d’ouvrier du Petit-Canada de Lowell avait atterri grâce à une bourse de football.

Quand je levais les yeux de mon livre, je voyais la chair de ma chair fendre les eaux de la piscine. Pas compétitiv­e, ma fille ? Le seul garçon de ce groupe de cinq lui tenait tête à la brasse, mais au crawl, elle le clenchait sans le moindre complexe. Elle n’avait peut-être jamais remporté de trophée de vélo sur un siège banane, mais elle nageait beaucoup mieux que moi.

Quand Kerouac écrit sur les sports à Columbia, il se remet d’une fracture au tibia encaissée à titre de demi offensif des Lions, l’équipe de l’université. Devenu simple réserviste, en froid avec son coach, il va ensuite dériver loin du terrain, loin des classes, en cargo sur la mer de Barents ou en autocar Greyhound fonçant dans la nuit américaine.

Il est tentant de faire d’une jambe cassée le point de départ d’une carrière dans les lettres (écrivain faute d’être champion, pour paraphrase­r Aquin), mais la réalité est sans doute plus complexe, comme le montre le troublant reportage de 2013 sur lequel je suis tombé en « googlant » Kerouac à la piscine. La brève carrière de footballeu­r du Canuck aurait-elle été à l’origine de son lamentable effondreme­nt mental des années 1960 ?

Dans Vanité de Duluoz, Kerouac raconte un plaqué qui lui fait perdre connaissan­ce et dont il se réveille en se demandant : « Où suis-je, qui suis-je ? » Pour un neurochiru­rgien cité par le New Yorker, le Kerouac triste et alcoolique du bout de la route présentait tous les symptômes de l’encéphalop­athie traumatiqu­e chronique. D’autres spécialist­es évoquent « un historique significat­if de traumatism­es à la tête », dont un accident d’auto dans le Vermont et une bagarre de sortie de bar au cours de laquelle son crâne aurait été cogné à plusieurs reprises contre le pavé.

Je me demande ce qui est le plus mauvais pour le cerveau : la célébrité ou les coups à la tête ?

Quand j’ai récupéré ma fille à la sortie du vestiaire, elle pétait le feu. Elle se sentait, de son propre aveu, « motivée, plus légère et énergisée ». C’est samedi, la vie est belle, et on va peut-être bien manger de la poutine, après tout.

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