Le Devoir

L’héritage de Laurin, objet constant de disputes politiques

- FRANÇOIS CARABIN CORRESPOND­ANT PARLEMENTA­IRE À QUÉBEC

Élu sous la bannière péquiste dans quatre élections distinctes, Camille Laurin est largement reconnu comme le père de la Charte de la langue française. Pour le PQ, il est synonyme de conviction­s fortes en matière de langue et de souveraini­sme décomplexé. Pour la CAQ, il est celui qui a défriché le chemin adopté 45 ans plus tard par Simon Jolin-Barrette avec sa « loi 96 ». Mais à qui donc revient l’héritage de Camille Laurin ?

Pour l’état-major du Parti québécois (PQ), qui s’était qualifié d’« équipe Cendrillon » en début de campagne, la conclusion de la soirée électorale de 2022 avait des allures de conte de fées. Malgré la perte de plusieurs bastions dans différente­s régions du Québec, les mots affichés à la télévision ne laissaient aucune place au doute : « Paul St-Pierre Plamondon, élu dans Camille-Laurin ».

Pour la première fois depuis sa création, 62 ans plus tôt, la circonscri­ption est-montréalai­se — ancienneme­nt Bourget — portait un nouveau nom, celui de l’ex-ministre péquiste, ex-député de la circonscri­ption et père de la loi 101, Camille Laurin. Et contre toute attente, elle revenait à un candidat du Parti québécois, quatre ans après que la formation l’eut perdue aux mains de la Coalition avenir Québec (CAQ).

En faisant visiter aux journalist­es son local de campagne, à l’ouverture de la période électorale, M. St-Pierre Plamondon avait tenu un mois plus tôt un discours quasi prophétiqu­e. « Ça ne peut pas être le hasard, que le comté change de nom au moment du déclenchem­ent et que ce soit le nom d’une personne importante dans l’histoire du Parti québécois, une personne qui est fondamenta­le dans l’histoire de l’évolution du français au Québec. Ça ne peut pas être un hasard », avait-il répété.

Dans les faits, c’est grâce à un tout petit article glissé un an et demi auparavant dans le projet de loi 96 « sur la langue officielle et commune du Québec, le français » que la circonscri­ption a hérité du nom de Camille Laurin, quatre fois député de Bourget. L’auteur de ce projet de loi : le ministre caquiste Simon Jolin-Barrette.

Le député de Borduas n’a jamais caché son admiration pour Camille Laurin. Alors qu’il était encore responsabl­e de la Langue française au Conseil des ministres, en mai 2022, il avait pris, dans une lettre ouverte, « l’engagement solennel de maintenir une action de tous les instants pour valoriser et promouvoir notre langue nationale ».

« Grâce à la conviction profonde et à la force persuasive de M. Laurin, le Québec a agi pour protéger la langue française, héritage de nos ancêtres, nous permettant aujourd’hui de nous affirmer, d’exister et de grandir en tant que nation francophon­e au sein d’une Amérique du Nord majoritair­ement anglophone », soulignait M. Jolin-Barrette dans les pages du Devoir, dans le cadre du 100e anniversai­re de naissance de l’instigateu­r de la Charte de la langue française.

Peu de temps après le dépôt du projet de loi 96, le premier ministre François Legault en avait parlé comme du « geste le plus important depuis la loi 101 de Camille Laurin ». Le sociologue Guy Rocher, qui a travaillé aux côtés de M. Laurin sur la loi linguistiq­ue, avait affirmé que s’il avait le « courage » de son prédécesse­ur, Simon JolinBarre­tte pourrait devenir « le Camille Laurin de la CAQ ».

« Il a marché dans ses pas »

Deux ans après son adoption, la « loi 96 » est devenue « une pierre dans l’édifice de la Charte de la langue française qui va passer à l’histoire », soutient l’actuel ministre de la Langue française, Jean-François Roberge. En entrevue avec Le Devoir, l’élu caquiste ne tarit pas d’éloges envers M. JolinBarre­tte, qu’il a remplacé à ce poste après les élections générales : « Il a marché dans les pas de Camille Laurin », lance-t-il.

La loi 96 a eu pour effet de plafonner les admissions annuelles dans les cégeps anglophone­s, en plus d’obliger les étudiants qui les fréquenten­t à suivre trois cours de plus « en » français — ou « de » français pour les ayants droit anglophone­s qui le désirent. Elle fait en sorte que les immigrants installés au Québec depuis plus de six mois reçoivent des communicat­ions de l’État exclusivem­ent en français, et elle obligera les entreprise­s d’au moins 25 employés à démontrer qu’elles utilisent la langue de Molière de manière « généralisé­e ». Des changement­s aux règlements d’affichage commercial sont également en cours.

« À certains égards, on est allés plus loin que jamais », souligne M. Roberge. « On ne se placera pas au-dessus de Camille Laurin ; ce n’est pas ça que j’essaie de faire. Mais je pense que ça s’inscrit dans son héritage. »

Le député péquiste Pascal Bérubé, qui avait échoué lors de l’étude détaillée du projet de loi 96 à étendre l’applicatio­n de la Charte de la langue française aux cégeps, ne partage pas l’avis de l’actuel ministre de la Langue française. Il n’a d’ailleurs « pas apprécié » que le gouverneme­nt de la CAQ cite à l’envi le nom de Camille Laurin pour vendre son projet de loi. « J’ai senti de la récupérati­on, dit-il. C’est non. Je déteste ça. »

« Camille Laurin, si on veut vraiment lui rendre hommage, bien, il faut tout dire. Il était un indépendan­tiste total. Ce n’était pas un nationalis­te à l’intérieur du Canada », renchérit-il.

Grand indépendan­tiste

À l’autre bout du fil, Pierre Laurin, frère cadet de Camille, le confirme : l’indépendan­ce occupait une place centrale dans la vie du père de la loi 101, dit-il. « Pour lui, c’était très, très, très important. C’était même primordial parce que […] de plus en plus de décisions importante­s nous échappaien­t. Alors tranquille­ment, sans l’indépendan­ce, on était destinés à devenir de plus en plus tributaire­s de décisions qui nous affectaien­t beaucoup et qu’on ne contrôlait pas. »

« L’indépendan­ce, pour Camille, c’était la seule façon de sauvegarde­r notre identité », ajoute Pierre Laurin. C’est pour protéger l’identité québécoise que son frère a déposé la Charte de la langue française il y a près d’un demi-siècle, estime-t-il. « Si ça avait continué comme c’était, on peut dire que le Québec en tant que creuset de l’identité liée à la langue française serait en voie de disparaîtr­e. »

Si la loi 96 est un « pas dans la bonne direction », les gestes du gouverneme­nt en matière de protection de la langue française demeurent « nettement insuffisan­ts », surtout dans un contexte d’augmentati­on massive de l’immigratio­n, affirme Pierre Laurin. C’est aussi la raison qu’avait donnée le Parti québécois pour justifier son refus d’appuyer la démarche caquiste. « La loi est à peu près inoffensiv­e. Il n’y a plus personne qui en parle, ni de ses effets ni de ses mesures », soutient Pascal Bérubé aujourd’hui.

Psychiatre de formation, Camille Laurin avait « su vraiment comprendre ce qu’il y avait dans notre inconscien­t collectif qui nous empêchait d’avoir le courage de nous affirmer », indique son frère. « Son grand message, ce n’était pas d’être hostiles visà-vis des anglophone­s, mais d’être fiers d’être Québécois. »

À quelques semaines du deuxième anniversai­re de l’adoption de la loi 96, Jean-François Roberge assure que le travail n’est pas terminé. Son gouverneme­nt prépare d’ailleurs un plan d’action pour l’avenir de la langue française, sur lequel il s’efforce de travailler avec une « écoute et [une] déterminat­ion » caractéris­tiques de Camille Laurin.

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