Le chien de garde du français et son rapport qui n’a pas fait les manchettes
Le commissaire à la langue française, en fonction depuis un an, reconnaît le « coût humain » de certaines politiques, mais insiste sur l’urgence d’agir
« Il y a un avant- et un aprèsCamille Laurin, c’est certain. » Et il s’inscrit précisément dans cet après. Plus de 45 ans après l’adoption de la Charte de la langue française, le commissaire à la langue française, Benoît Dubreuil, se décrit comme un « vérificateur général » des politiques linguistiques. Vingt-cinq ans après la mort de Camille Laurin, Le Devoir a voulu mieux comprendre ce que signifie défendre la langue.
Demandeurs d’asile, travailleurs temporaires, étudiants étrangers, universités anglophones, langue dominante en science, attrait de l’anglais chez les jeunes : M. Dubreuil, entré en fonction il y a un an, ne navigue pas dans des eaux tranquilles.
De Camille Laurin, il salue justement le courage d’avoir agi même en faisant face « à beaucoup d’adversité ». Si plusieurs reconnaissent aujourd’hui que la loi 101 était « probablement la bonne chose à faire », elle n’a jamais été entièrement consensuelle.
Il y a toujours « urgence d’agir », répète-t-il, fidèle à son message et aux conclusions des rapports qu’il a publiés, dont le plus récent, sur les immigrants temporaires, a fait couler bien de l’encre.
Désigné par l’Assemblée nationale de manière « non consensuelle » entre les différents partis, indique-t-il luimême, il ne croit cependant pas qu’on puisse régler les questions linguistiques « une bonne fois pour toutes ».
La hausse de l’immigration temporaire est certainement le résultat « d’un ensemble de décisions indépendantes », comme il le nomme en entrevue dans les bureaux du Devoir. Elle a aussi été entraînée par des politiques gouvernementales, établies notamment pour encourager le recrutement à l’étranger.
Et c’est donc maintenant aussi au gouvernement d’agir à l’intérieur de ses possibilités, dit-il, avec des avenues qu’il a détaillées en profondeur.
Mieux accorder les attentes
Des 140 pages de son plus récent rapport, on a surtout retenu celles où il recommande que les demandeurs d’asile soient mieux « répartis » entre les différentes provinces, sans qu’un mécanisme exact soit détaillé.
La réflexion entourant la répartition et la gestion des demandeurs d’asile n’en est qu’à ses débuts, soutient plutôt M. Dubreuil en entrevue, sans revenir précisément sur cette recommandation. Le phénomène a longtemps été « assez marginal », au point où même le « système statistique n’est toujours pas au point ».
Il s’est d’ailleurs battu pour obtenir les « bons chiffres » dans la préparation de ce rapport, avoue-t-il. Le portrait mène quand même à la conclusion que la francisation ne va pas assez vite et pas assez loin, dit-il en substance.
Les coûts de son amélioration pour les immigrants temporaires sont « colossaux », poursuit-il. Attention, les 10 à 13 milliards de dollars que son équipe a calculés ne constituent pas un coût net de francisation que le gouvernement doit payer demain matin. Ce calcul comprend le « coût de renoncement », c’est-à-dire l’argent que les immigrants ne pourraient pas gagner pendant les heures qu’ils consacrent à l’apprentissage du français.
Le coût total est donc partagé entre l’immigrant, l’employeur — s’il en a un — ou l’établissement d’enseignement et le gouvernement, et il devrait être mieux réparti, selon M. Dubreuil. Il recommande donc au gouvernement de mettre en place des allocations pour la francisation des demandeurs d’asile, à l’instar de celles qui existent pour les autres catégories d’immigrants, et pour la francisation des travailleurs avant même leur arrivée au Québec.
Choisir cette manière de calculer visait à « sensibiliser aussi les décideurs » à l’engagement considérable que requiert l’apprentissage du français. À temps partiel à raison de quatre heures par semaine, il faut environ sept ans pour atteindre le niveau 8, synonyme d’une bonne autonomie langagière, a-t-il écrit.
Il admet donc que ce n’est « pas très réaliste de penser qu’une personne qui va être ici, par exemple, sur un permis de deux ans ou trois ans va réussir à dégager le temps, en travaillant, pour maîtriser le français ».
Le commissaire Dubreuil n’en recommande pas moins que le Québec exige à l’avenir une connaissance du français de niveau débutant à l’oral dès l’arrivée, sauf pour les travailleurs agricoles. Les travailleurs temporaires devraient ensuite continuer à progresser pour atteindre, avant le renouvellement de leur permis, un niveau intermédiaire, donc supérieur à celui que le gouvernement caquiste compte exiger.
Du même souffle, il ne nie pas le « coût humain » de ce type de recommandations. Que faire avec les gens déjà ici soumis à des critères linguistiques qui changent au fur et à mesure de leur séjour ? « C’est un problème qui va s’exacerber. Plus les gens restent longtemps, plus ils nouent des liens, plus leur avenir est ici » et plus « faire demi-tour » est difficile.
Cette situation crée « une tension potentielle entre la société d’accueil et la personne », poursuit-il.
Dans la manière
À propos de Camille Laurin, il mentionne aussi sa « grande écoute », qu’il semblait avoir héritée de sa profession de psychiatre, suggère-t-il. Le commissaire Dubreuil tient à son espace d’indépendance, y compris des politiciens qui l’ont nommé, et en même temps, il essaie de ne s’aliéner personne : « J’essaie de maintenir le dialogue, y compris avec la communauté anglophone. J’essaie aussi d’avoir le téléphone ouvert. »
Une tâche d’équilibriste dans le climat actuel, où l’immigration et le français soulèvent les passions. Ce philosophe de formation, haut fonctionnaire et « cérébral » autoproclamé est débarqué dans une guerre de chiffres où le débat prend vite une tournure émotive.
Aller vers « une vision commune » n’est certainement pas une lutte acharnée entre des points de vue différents, croit-il. Mais comment rester en dehors de la boue parfois projetée, notamment sur X ? « Oui, dans un contexte où les gens se sentent très fortement attaqués, tout le monde est un peu sur les nerfs », affirme M. Dubreuil, qui sent quelquefois lui-même son identité « blessée ».
En 2011, il écrivait déjà qu’il est difficile de « critiquer des politiques » sans être accusé de dénigrer directement des personnes ou de stigmatiser les immigrants. « J’essaie de rester sur les faits, puis en ayant un langage et une manière d’approcher les gens qui évitent qu’ils ne se sentent pas légitimes dans qui ils sont. »
Le gouvernement arrive-t-il à marcher sur cette mince glace ? Il ne commentera pas la politique. « Je pense que tout le monde peut s’améliorer pour s’assurer de cet effort. »